La famille d’Aram
Terewati Aram, 34 ans (1)
Bakea Teteki, 35 ans (2)
Ritang Aram, 10 ans (3)
Teteki, 7 ans (4)
Tabauea, 4 ans (5)
Teikakee, 11 mois (6)
Mimrota, 63 ans (7)
4 cochons
2 coqs
2 chiens
1 chat
Village de Utiroa
9 janvier
5 h 00 La famille Aram s’est endormie au bruit du vent dans les palmiers et des vagues de la marée haute. Ce matin, le calme n’est troublé que par Teikakee poussant un cri immédiatement étouffé par le sein que sa mère, couchée à côté de lui, lui met dans la bouche.
6 h 00 Ritang sort de chez sa grand-mère où elle a dormi. À dix ans, Ritang fait tourner la maison … tout au moins, il semble que, sans elle, rien ne fonctionnerait: toute la journée, on entend: « Ritang fais ceci, Ritang, fais cela. » Elle se dirige vers le comptoir en bambou au milieu de la cour, où est rangée la vaisselle, y prend un seau, puise de l’eau au puits voisin et lave les teibu, coques de noix de coco, dont son père se servira pour recueillir du toddy, « vin de noix de coco ».
Bakea sort de sous sa moustiquaire et cherche le petit paquet de tabac toujours posé sur le sol de la maison composée d’une seule pièce ouverte à tous les vents. Elle roule une cigarette pour son mari déjà levé. On l’entend, comme tous les hommes dans chaque maisonnée du village, aiguiser son couteau sur une pierre. Il le teste de temps en temps sur un cheveu pour s’assurer qu’il coupe bien, puis il ramasse les coques de noix et part en sifflotant.
D’un bout à l’autre de l’île de Tabiteuea Nord, petit atoll du Pacifique, la journée commence avec les chants des hommes. Il en a toujours été ainsi, depuis aussi longtemps que s’en souvienne le plus vieil habitant de l’île. Les hommes chantent, le matin et le soir, lorsqu’ils récoltent la sève au sommet des cocotiers. On dit qu’à l’origine ces chants servaient à prévenir les femmes, utilisant les buissons à des fins très privées, qu’un homme au-dessus d’elles pourrait les voir.
Juché en haut d’un cocotier, Terewati s’attaque à une opération très délicate: la récolte du toddy. Cette liqueur est la sève qui coule d’un bourgeon de palme dont la jeune pousse doit être lentement ployée, progressivement, plusieurs jours d’affilée, pour permettre à la sève de dégouliner, pendant une journée, dans un teibu vide. Terewati incise très méticuleusement le bourgeon, de façon à ne pas l’abîmer. La quantité de toddy recueillie ne dépend pas de la grosseur du bourgeon ni de l’arbre, mais de la qualité de l’entaille.
7 h 00 Dans l’atoll de Tabiteuea-Nord, on n’est jamais loin de la mer car l’île, longue de vingt kilomètres, ne dépasse pas un kilomètre de large. Bakea marche avec ses deux plus jeunes enfants en direction du côté lagon de l’île, où les récifs de corail maintiennent la mer au calme et où les variations de marée sur les fonds de sable blanc donnent à l’eau toutes les nuances de bleu imaginables. Bakea rejoint d’autres villageois, accroupis près de l’eau, le dos aux récifs. Cette plage, dans toute sa beauté, sert aussi de toilettes!
En revenant de la plage, Bakea s’accroupit sous le toit de chaume bas qui lui sert de cuisine. Elle allume un feu pour le petit déjeuner, et un deuxième pour sécher le copra (chair de noix de coco), seule source de revenus de la famille Aram. Aucune autre culture rentable n’est possible sur cet atoll corallien très pauvre.
Les coups de balai de Ritang accompagnent le chant de son père. Dans un coin de la cour, elle fait un tas des débris de feuilles d’arbre à pain et des coques de noix de coco.
Grand-mère Mimrota vient s’occuper de Teikakee car on ne peut le laisser seul: le puits n’a pas de margelle, et les roches coralliennes qui tapissent la cour sont coupantes. Habituellement, il se tient tranquille mais sa grand-mère peut, le cas échéant, l’apaiser de son vieux sein.
Bakea sait qu’elle se doit d’offrir à sa mère une fin de vie paisible et heureuse. Son mari et elle sont reconnaissants à leurs parents de ce qu’ils leur ont enseigné : prévoir le temps, naviguer d’après les étoiles, les oiseaux et les nuages, construire des canoës, inciser les palmiers. Il est pourtant peu probable que les époux aient jamais le temps de transmettre ce savoir à leurs enfants car ceux-ci passent leurs journées en classe et y apprennent bien d’autres choses.
9h00 « Ritang, prends le bébé », dit la grand-mère; puis elle va s’asseoir devant sa vieille maison un peu délabrée et commence à tresser des feuilles de pandanus. Sa demeure aurait vraiment besoin d’être rafistolée, mais ce matin les feuilles qu’elle tresse sont destinées à la réparation du toit du maneaba , l’imposante halle qui sert de lieu de rencontre et de réunion pour le village, et où les décisions sont prises en présence des anciens.
Aujourd’hui, à part les lycéens du secondaire qui étudient sur une autre île, la plupart des habitants du village vont s’y réunir. Mais Terewati ne peut être avecles siens : il a un rendez-vous dans un autre village, au petit maneaba construit par les Mormons. Les deux missionnaires sont sur l’île depuis peu, et la famille Aram est leur première conquête.
11 h 00 Bakea et une voisine se rendent au maneaba avec leurs feuilles de palme, contribution à la réparation du toit. Dans une semaine, toute la population de Tabiteuea-Sud, l’île voisine, viendra en canoë, et « Tab Nord» se prépare à l’événement. Les deux îles de Tabiteuea ont un passé agité, ponctué de violents conflits, et leurs habitants sont considérés comme les plus agressifs et les plus dangereux du pays. On y règle encore les différends à coups de machette ! Mais, pendant cette journée historique, « Tab Nord» et « Tab Sud» vont s’affronter sportivement, oublier leurs querelles, avec l’espoir d’inaugurer une èrè de paix et d’amitié.
13h00 Faute de temps, Bakea n’a pas de poisson frais pour le déjeuner: ils mangeront du poisson fumé. Pendant que sa mère prépare le repas , Ritang, qui a terminé la lessive de la famille, fait un petit tour avec Teikakee sur sa hanche, pour le distraire. Dans quelques années, elle aura de nouvelles responsabilités de femme. Après sa première menstruation, les vieilles du village lui enseigneront leur savoir-faire: la cuisine et la manière, très raffinée, de tresser des nattes, des paniers et des chapeaux. Parfois, Ritang ronchonne un peu d’avoir tant de tâches ménagères sur les épaules. Elle est soulagée que ce bébé soit le dernier petit frère ou petite soeur dont elle aura à ·s’occuper: sa mère, qui ne veut plus d’autre enfant, se fait faire des piqûres contraceptives.
14h30 La sieste est terminée, grand-mère casse des noix de coco dont elle étend la pulpe au soleil pour faire du copra. Terewati et sa femme se rendent à l’un de leurs jardins, emportant les feuilles mortes balayées par Ritang comme engrais pour leurs babai. Ces plantes, ressemblant au taro, ne peuvent être récoltées qu’au bout de cinq à dix ans. Celles dont Terewati et sa femme vont s’occuper aujourd’hui sont prévues pour le futur mariage de Ritang.
Les racines riches en fécule du babai étaient autrefois l’élément de base de la nourriture des autochtones, mais aujourd’hui ils préfèrent acheter du riz et des boîtes de conserve. Pour ce faire, ils ont besoin d’argent et sont de plus en plus nombreux à quitter l’île pour chercher du travail, sur des bateaux ou à la capitale. Ces salaires modifient leur mode de vie : ils construisent en dur, achètent des chaînes stéréo et écoutent de la musique étrangère, abandonnent leurs bicyclettes pour des motos. Terewati pense que tout cela est bien, mais pas assez attrayant pour quitter le calme et la beauté de son île.
16h00 Les enfants ont rejoint leurs parents ; Teikakee est, comme d’habitude, sur la hanche de sa soeur. Sur le chemin du retour, ils traversent le jardin en ramassant les noix de coco tombées que Terewati entasse dans un sac et transporte à la maison. Terewati ne sait pas exactement quelle superficie de terre il possède dans les cinq jardins dispersés de la famille. L’enregistrement des terres privées ne date que de l’époque de la colonisation, et Terewati, comme la plupart des habitants de l’île , ne pense pas que cela ait une quelconque importance. La famille possède les terres selon la tradition, cela lui suffit. On ne rentre jamais du jardin les mains vides: les enfants ramassent des branchages pour le feu. Aux cris d’impatience de son bébé, Bakea se met à courir, dépose son fardeau de branchages et soulève enfin son tee-shirt pour donner le sein au petit affamé.
17 h 00 Terewati prend Teikakee dans ses bras et envoie Ritang au magasin acheter du tabac et du poisson en boîte pour le dîner avec, pour payer le tout, un sac de noix de coco. Autour de lui, les enfants ramassent le copra et l’entassent dans des sacs. À l’ouest, un soleil rougeoyant se couche tandis qu’à l’est le ciel sombre et lourd annonce la pluie du soir. Une fois le sol nettoyé, chaque membre de la famille se douche, à tour de rôle, avec un seau d’eau.
19h00 Bakea endort son bébé puis s’en retourne avec les autres, assis dehors. Tabauea est fatiguée, mais il reste du pudding d’arbre à pain, et c’est suffisant pour rester éveillée. La dernière bouchée avalée, elle s’écroule de sommeil, la tête sur les genoux de son père.
20h00 Toute la famille est assise dans le noir devant la maison. Tout à coup, le silence est interrompu par l’irruption du vent. En moins d’une minute, c’est le tohu-bohu. Bakea et son mari courent attacher les nattes du sol aux poutres pour se mettre à l’abri. « Ritang, Ritang! » La grand-mère, se précipitant vers sa maison, appelle sa petite-fille pour qu’elle la suive. La pluie commence à tomber. Terewati reste avec Bakea hors de la moustiquaire pendant que cette dernière termine son repas. Avant de passer dessous pour y rejoindre leurs enfants, elle baisse la flamme de la lampe à huile. Sous les soupirs des dormeurs, le souffle du vent, la pluie et le chant des vagues, le jour s’efface.
Bakea, assise sur une natte, râpe la chair de noix de coco, puis la distribue dans des bols. Son mari revient avec le todd y, la sève de cocotier; que Bakea fait bouillir, puis verse sur la chair de coco. Là-dessus, elle émiette des morceaux de pain maison: voilà un délicieux petit déjeuner nourrissant!
Le soir, Bakea détache les moustiquaires du plafond et les laisse retomber jusqu’à terre. Puis les nattes du sol sont attachées et utilisées comme stores pour se protéger du vent et de la pluie.