Sereeter Choindongiin, 36 ans (1)
Ayushjav Dorjiin, 32 ans (2)
Narankhuu Sereeter, 13 ans (3)
Gantsetseg, 10 ans (4)
Naransambuu, 8 ans (5)
Narantsetseg, 7 ans (6)
1 000 moutons appartenant à la coopérative
12 juments
13 chevaux
Brigade Bayantuul
7 août, 1987
La famille Sereeter
«Minee huu serere! Minee ohin serere! »
6 h30 Sa lessive à la rivière terminée, Ayushjav entre dans la ger * familiale et appelle ses enfants: «Minee huu serere! Minee ohin serere! » (Réveille-toi mon fils! Réveille-toi ma fille!) Elle a besoin de ses filles pour traire les vaches; et son mari, Sereeter, de ses fils pour attacher les poulains. Gantsetseg, aussi travailleuse que sa mère, se lève immédiatement, suivie de Narantsetseg, sa petite sœur. Mais la voix de leur mère est si douce que les garçons n’ont pas entendu son appel.
7h 30 Traversant les vastes pâturages, comme chaque matin, Sereeter retrouve ses chevaux, libres pendant la nuit de vagabonder dans l’immensité de la steppe mongole. À son retour il s’impatiente lorsqu’il constate que son fils aîné n’est pas encore levé pour l’aider à les attacher. Il se penche, passe sa tête à l’intérieur et l’appelle sèchement. Les garçons soulèvent à regret les épaisses couvertures de laine et affrontent l’air glacial du matin. Même l’été, dans le nord de la Mongolie, les nuits sont froides. Ils passent leur pantalon et leur deel (prononcer « del »), tunique traditionnelle portée par les hommes et les femmes, et enveloppent leurs pieds dans des bandes de coton avant d’enfiler leurs bottes.
Narankhuu, l’aîné, prend deux selles près de la porte et se dirige vers les chevaux. Chaque membre de la famille a le sien. C’est indispensable dans un pays où les zones habitées sont très dispersées et séparées par de grandes distances.
Narankhuu ajuste la selle de son petit frère, et les deux garçons emmènent les moutons dans la steppe, comme ils le font , tous les matins, pendant leurs deux mois de vacances scolaires. Ces mille moutons appartiennent à l’une des grandes coopératives ovines gouvernementales. Après le sevrage d’une jeune brebis, Sereeter et sa femme sont responsables de sa première année de vie. Leur travail est évalué en fonction de la quantité de laine produite en un an. Sereeter doit surveiller chaque bête, vérifiant qu’aucune n’est malade ou n’a perdu du poids, redoublant d’attention pendant l’hiver quand les vents sont violents et que les températures descendent jusqu’à -50 °C.
8 h 00 Ayushjav allume un feu alimenté de crottin de cheval séché pour y faire bouillir le lait . Gantsetseg est encore dans le champ à faire des tas de bouse de vache, autre combustible. La pelle étant trop grande, elle se sert de ses mains pour former des tas et les aplatit pour les laisser sécher au soleil. Puis elle va se laver les mains à la rivière.
Se conduisant déjà en petite mère, Gantsetseg, retourne à la maison, accuse Narantsetseg d’être une paresseuse et lui dit que le sol qu’elle nettoie n’est pas assez propre. Narantsetseg fait une grimace. Elle aimerait mieux être avec ses frères, sur son cheval. Lorsque les autres sont en pension et qu’elle se retrouve seule avec ses parents, c’est elle qui aide son père à rassembler les moutons. Cette année, Narantsetseg devra elle aussi aller à l’école. Ses parents se sentiront alors bien seuls, mais la pension est le seul moyen de donner de l’instruction aux enfants. Ils pourraient avoir un autre enfant car le gouvernement de Mongolie encourage les familles nombreuses : le pays a de grandes ressources mais pas assez d’habitants pour les exploiter. Une femme avec cinq enfants touche sa retraite très jeune et deux semaines déî congés payés par an, dans l’une des nombreuses villes thermales du pays. Mais pour l’instant, ces avantages ne sont pas assez attrayants pour qu’Ayushjav envisage d’avoir un autre bébé.
Avec l’élégance d’une princesse, Ayushjav marche vers son mari en portant deux seaux de lait. Pendant l’été, l’aide de leurs enfants pour l’élevage des moutons est essentielle, car toute l’activité du couple tourne autour des juments: il faut les traire toutes les deux heures. Sereeter attrape les poulains et les attache à une main courante en corde: ainsi, les mères ne s’éloignent pas. Sereeter amène le premier poulain à sa mère et le laisse boire pendant quelques secondes. Puis, rassemblant toutes ses forces, il détache la bouche du poulain tout en maintenant son corps contre celui de sa mère. Très vite, Ayushjav prend la place du poulain et, faisant croire à la jument que c’est toujours son petit qui tête, elle a vite fait, avec ses doigts forts, de vider les deux mamelles.
Le lait de jument est l’un des grands plaisirs de la cuisine en Mongolie. Fermenté, on l’appelle airag. On en garde un peu pour l’hiver, mais la majeure partie des quarante-cinq litres recueillis chaque jour de l’été est consommé sans difficulté. Les Sereeter boivent d’innombrables bols d’ airag, et les visiteurs peuvent se servir librement. Ici, l’hospitalité est proportionnelle à l’isolement. Une ger est ouverte à tous ceux qui passent par là, mais on s’attend, en échange, à ce que le visiteur apporte des nouvelles de sa région.
9 h 00 garçons ont laissé les moutons à leur pâture. Leurs ventres affamés les ramènent au galop à travers la plaine vers leur petit déjeuner de thé au lait salé et de yaourt. La dernière bouchée avalée, ils quittent la ger, emmenant avec eux Narantsetseg, ravie. Les moutons doivent être conduits un peu plus loin car, s’ils paissent trop longtemps au même endroit, l’herbe meurt et ne repousse pas.
Dans deux ou trois jours, la famille de Sereeter déménagera vers de nouveaux pâturages, à environ trois kilomètres. Déménager fait partie de la vie: ils le font une vingtaine de fois par an . En moins d’une heure, tout est prêt. La ger est démontable en six parties ; les meubles sont également conçus pour être démontés facilement. Le choix d’un site pour s’installer est important: il faut qu’il y ait de l’eau et de la bonne herbe. La qualité de celle-ci varie selon les vents et la température. Les vaches l’aiment haute, les moutons l’aiment courte, et Sereeter doit veiller à tous les contenter. De novembre à février, la famille monte dans les montagnes pour se protéger du vent glacial de l’hiver.
11 h 00 Les juments viennent d’être traites une deuxième fois: voilà un moment de détente. Ayushjav, devant son miroir , peigne ses longs cheveux noirs, puis elle coiffe sa fille aînée. Toujours soucieuse d’ajouter une note de beauté à son environnement , elle noue de grands rubans colorés dans les tresses de Gantsetseg.
12h00 Ayushjav est assise devant son fourneau pour faire le pain qu’elle servira avec du yaourt , du fromage et un bol de lait de jument . Dans deux heures, lorsque les enfants rentreront, le déjeuner devra être prêt.
14h30 Les moutons sont en sécurité pour l’après-midi et tout le monde a envie d’une sieste. Les garçons s’allongent dans un lit, les filles dans un autre, et les parents dans le leur. Sereeter et Ayushjav parlent à voix basse. Comme récompense pour le bon entretien de leur troupeau , on leur a offert deux semaines de vacances dans la région de Uvur Hangai. Ils ont du mal à se décider à y aller. Sereeter n’est pas particulièrement sociable et préférerait se rendre dans un hôpital pour un bilan de santé. C’est un anxieux et il a des douleurs d’estomac, ce qui lui donne souvent l’air coléreux ou sévère. « Il semble peut-être menaçant, mais il est très doux », dit Ayushjav. Puis elle ajoute: « Il ne pourrait pas vivre sans moi.»
15h00 Les enfants partent ramasser du crottin de cheval dans le pré. Pour les Mongols de la steppe, tout ce qui vient des bêtes est utile : le crottin , la peau pour l’habillement et l’habitat , la viande et le lait. Ayushjav trait à nouveau les juments avec son mari , puis elle s’assoit devant la maison pour faire de l’aaruul, autre élément important de leur régime alimentaire. Elle remplit de yaourt un sac de coton et en extrait le petit lait . Ensuite, elle étale le résidu sur des assiettes qu’elle pose sur le toit de sa maison . Le soleil transforme vite le yaourt en un fromage qui se conservera longtemps. Avec les produits laitiers, la viande constitue l’essentiel de leur nourriture mais, lorsqu’on tue un animal, on le partage avec des amis, des parents ou des visiteurs de passage.
Narankhuu et Naransambuu vont chercher le troupeau de moutons. Ayushjav trait les vaches une seconde fois et Sereeter lâche les juments pour la nuit. Dans la ger, une grande jarre en plastique contient le lait de jument: les enfants doivent le battre avec un long bâton au bout aplati. Il faut cinq mille coups pour l’amener à fermentation. Gantsetseg commence à compter; à cinq cents, elle passe le bâton à sa sœur qui grimace à cette «corvée» quotidienne.
20h30 Une fois le troupeau de moutons rassemblé près de la ger, Sereeter en fait le tour pour inspecter chaque bête. Il juge de leur santé à la façon dont ils ruminent. Satisfait qu’ils soient tous en bon état , il rentre, toujours prêt à sortir au moindre signe d’énervement ou d’excitation du troupeau.
C’est le crépuscule, toute la famille est assise près du poêle dans une semi-obscurité. On utilise des torches et des lampes à huile, bien qu’il y ait un petit générateur Honda pour l’électricité. Mais il n’est utilisé qu’en cas d’urgence.
« Cela a changé notre vie, mais s’en servir tous les soirs impliquerait d’aller trop souvent au centre pour y chercher du pétrole » , explique Ayushjav.
Dans la faible lumière, la ger ressemble à une maison de conte de fées. Les couleurs des broderies ajoutent à la chaleur du poêle et donnent l’impression que les vents les plus froids de l’hiver ne pourraient pas pénétrer. Mais c’est l’été, et les étoiles de la nuit scintillent à travers le volet ouvert du toit. Un décor parfait pour le plus beau des rêves.
*Nom mongol donné aux tentes en feutre qui sont aujourd’hui faites de toile. Les étrangers les appellent << yourtes