La famille Leka
lon Leka, 38 ans
Eugénia Leka, 33 ans
Andréi, 15 ans
Marianna, 12 ans
1 cochon
20 canards
10 poules et leurs poussins
1 chèvre
6 lapins
2 chiens.
Okcentea, le 13 Juillet
Ils rouspètent un peu de devoir se lever si tôt
4:00 Après seulement quatre heures de sommeil, Eugénia se lève et débute sa journée avec une énergie qu’elle conservera jusqu’au soir. Elle enfile sonc tablier bleu et va réveiller ses enfants. Tous les jours, pendant leurs vacances d’été, Andréi et Marianna aident leur mère à récolter le tabac. Ils rouspètent un peu de devoir se lever si tôt.
Sous la véranda couverte d’une treille de vigne, Eugénia rassemble les vêtements de travail et les roule au fond des sacs d’emballage dont elle se servira pour la collecte du tabac. Elle cueille quelques pêches à même les arbres du jardin, et ajoute un morceau du pain qu’elle fait cuire tous les quinze jours. Ce sera le petit-déjeuner. De retour dans la maison, Eugénia s’assure que les couvertures que les lits sont faits, met les oreillers en piles et les recouvre d’un tissu tricoté à la main. Elle aime que a maison soit rangée. Puis. en compagnie de ses enfants, elle se rend sur la place du village.
Les contremaîtres eux sont tous des hommes
Il y a là un groupe de femmes qui attendent l’autobus, et qui s’agitent dès qu’un bruit se fait entendre au bas de la rue. Il est presque cinq heures quand le bus apparaît. Les femmes se bousculent pour être sûres de monter dans le bus, et dès que la porte est ouverte, elles se précipitent à l’intérieur avec leurs encombrants sacs de toile, en se poussant les unes les autres comme si leur vie en dépendait.
Dans une certaine mesure, leur vie en dépend effectivement. Plus vite elles rejoindront les champs de tabac, plus elles en récolteront et donc plus elles gagneront d’argent. Les trois quart du revenu de la famille Leka seront ainsi gagnés au cours des deux prochains mois. Eugénia ce matin n’a pas pris le premier bus comme elle le fait les autres jours. Elle sait qu’elle devra travailler d’autant plus vite pour revenir avec sa récolte journalière de quatre-cent cinquante kilos.
Lorsque les femmes arrivent à la plantation, des hommes leur donnent les instructions du jour. A 95 pour cent, ce sont des femmes qui ramassent le tabac. Mais les contremaîtres eux sont tous des hommes. «Il serait impossible que des femmes supervisent le travail,» explique Eugénia, «on se battrait.»
«Nous sommes que quatre et on y arrive à peine».
Chaque famille se rassemble au début de la rangée qui lui a été assignée, déplie ses sacs et enfile ses vêtements de travail. Eugénia se déplace entre les plants de tabac avec agilité, arrachant les feuilles de deux rangées à la fois. Derrière elle, Andréi est à quinze ans à peine moins rapide de sa mère, tandis que la frêle Marianna elle, se concentre sur une seule rangée. A douze ans. elle n’a pas la force suffisante pour arracher aussi vite les feuilles de tabac. Pourtant, elle répète les mouvements que sa mère, et avant elle, sa grand-mère firent à son âge. Le tabac est depuis longtemps une culture traditionnelle dans la région.
Le père d’Eugénia se souvient encore de l’arrivée des Russes avec leurs idées communistes et des petits paysans propriétaires, qu’ils déportèrent en Sibérie. Ils intimidèrent son père pour qu’il cède ses quelques hectares de terre. Ses critiques s’arrêtent là, et même s’il déclare ouvertement que des événements terribles ont eu lieu, il est parvenu en définitive à nourrir ses enfants et à leur offrir un toit. «Quand je songe au passé aujourd’hui, dit-il, il me semble que les choses allaient mieux. Maintenant nous sommes que quatre et on y arrive à peine.»
Entre les rangées de tabac, pas un mot n’est échangé, aucune pause ne vient rompre le rythme des ramasseurs. Andréi et Marianna apportent les feuilles sur le chemin où passe le tracteur et Eugénia en fait minutieusement des piles. Grâce à des années de pratique, elle connaît précisément le poids des piles qu’elle élève.
Mère héroïque et pension précoce
7h.00 Au village lon mène une vie plus facile, comme la plupart des hommes. Il se lève lorsque sa belle-mère, qui habite à quelques rues de là, lui apporte la ration de lait à laquelle elle a officiellement droit, au titre de sa pension. Comme elle possède désormais sa propre vache, elle n’en a pas besoin et l’apporte tous les jours à la famille de sa fille.
Ayant eu dix enfants, elle a droit au titre distinctif de « mère héroïque » et, à 55 ans, bénéficie depuis 5 ans déjà d’une retraite. Outre cette pension précoce, elle jouit de la gratuité des transports et d’une allocation familiale. Maintenant, elle aide sa fille aînée, comme pour remercier Eugénia de toute l’aide que, dans son enfance, elle lui a apportée. «Tout le monde sait dans le village qu’Eugénia travaille dur», dit-elle.
Le chef d’équipe d’lon vient lui dire quel sera son travaille aujourd’hui. Comme il est affecté aux vignes et aux vergers et que les fruits ne sont pas mûrs il est disponible. Il doit donc aider les autres équipes. 60% des terres du Kolkhoze de Nisru sont plantés de tabac, près de 100 des 350 hectares sont consacrés au raisin. Le vin est la seconde ressource de la Moldavie, et de plus en plus de terres lui sont affectées, car les campagnes d’information contre les méfaits du tabac se multiplient. lon part lui aussi travailler en bus. Il aimerait bien se déplacer en moto mais il n’est plus possible de se procurer du gazoil pour son usage privé. Partout dans le pays, il n’y a pas assez de gazoil pour les tracteurs.
On ne souhaitent pas que la situation évolue trop vite
Le système communiste s’est effondré. Et même si partout dans les pays d’Europe de l’Est, les fermes collectives sont démembrées et la terre rendue à leurs propriétaires, ou partagée entre les paysans, la plupart des gens en Moldavie ne souhaitent pas que la situation évolue trop vite. C’est un pays densément peuplé, qui s’est habitué au système des coopératives agricoles. Si la ferme collective était démembrée, l’on ne recevrait pas plus d’un dixième d’hectare et aucun équipement. Pas de quoi faire vivre sa famille.
Eugénia se sent davantage concernée par le tabac qu’elle réussira à récolter cette année: Les surfaces qu’on y consacre diminuent, de plus en plus de gens restent dans le village, ou même reviennent des villes où ils n’ont plus d’emploi, la concurrence est donc rude. Heureusement, la récolte est bonne cette année, bien qu’on n’utilise plus de pesticides ni d’engrais depuis deux ans, non parce qu’ils seraient dangereux pour la santé, mais parce qu’il n’y a plus d’argent pour en acheter. «De toute façon,» dit Eugénia «si on en utilisait, nous refuserions de retourner dans les champs car maintenant chacun sait qu’ils sont l’une des premières causes de mortalité dans le pays.»
Elle cuisine de la viande que le dimanche
11h.00 De retour des champs, rien ne peut être fait avant de s’être lavé les mains du goudron collant qu’y laisse le tabac. Andréi se précipite à la rencontre du camion pour veiller à ce que les neufs sacs qu’ils ont récoltés avec sa mère et sa soeur, soient bien déposés dans leur hangar et non ailleurs.
Comme dans les champs de tabac, Eugénia se dépêche: elle va puiser de l’eau, cueille quelques tomates, et prépare le repas. Sa famille a droit à 40 ares de terres (0,4 hectares ou 4000 m²) y compris le jardinet qui entoure sa maison. Y poussent des haricots, des tomates, du poivre et des concombres, dont on fera des provisions pour l’hiver, mais aussi du raisin, et du maïs pour nourrir les bêtes.
Aujourd’hui Eugénia prépare une polenta (mamaliga), des légumes et du fromage. Ayant peu de temps pour s’occuper de la maison, elle ne cuisine de la viande – du canard, ou du poulet – que le dimanche. Eugénia amerait posséder une vache, mais cela coûte près de deux années de salaire. lon et elle envisagent d’en acheter une avec l’un de leurs voisins.
Marianna part jouer. Eugénia ne surcharge pas sa fille de travaux domestiques. «Elle m’aide suffisamment dans les champs comme cela», dit-elle, se souvenant assez de ce qu’elle avait à faire, en tant qu’aînée de dix enfants. De cette période, elle a appris à travailler beaucoup et n’a pas de temps à perdre en bavardages.
Quand elle décida de quitter ses parents, à la fin de l’école secondaire, elle partit à Tiraspol y apprendre le tissage. Pendant trois ans, elle travailla dans une usine de coton, ne revenant qu’en fin de semaine pour aider sa mère. C’est lors de ces visites qu’elle se lia avec lon. «J’ai appris le russe, et je me suis fait des amis, mais je savais que ma vie était avec lon, au village».
Il y de moins en moins d’activités dans le village
21:00 La famille Leka achève de remplir un second séchoir de feuilles de tabac et entame un troisième. Eugénia ramasse ses affaires et retourne à la maison traire la chèvre que lon a conduit dans les collines ce matin, et préparer le dîner. Andréi se rend à la maison de la culture du village, mais trop tardivement pour assister à la projection du film Terminator et revient dépité. «Faute d’argent, il y de moins en moins d’activités dans le village» se plaint-il.
22:30 Alors que la famille s’apprête à dîner, quelqu’un crie du dehors «Maay! Maay» pour s’annoncer. Eugénia se lève, se demandant qui cela peut-il être.
Un ami, sa femme et ses enfants sont venus leur rendre visite. Quand Andréi était enfant, il est un jour tombé dans un bassin rempli d’eau. Le père de cet ami le tira de là. Depuis cette date, Eugénia l’appelle « père » et considère ses enfants comme ses propres frères. «C’est une coutume ici» se contente-t-elle de dire, «c’est notre façon de dire que nous prendrons soin d’eux éternellement, comme pour ceux de notre sang» Elle offre du vin et à manger à ses hôtes. lon lève son verre: « Et que nous vivions en paix».