THE VELÀSQUEZ PÉREZ FAMILY

Benjamin Velasquez Pérez, 36 ans
]ohana Maria Velasquez, 31
Dalila Guadalupe Velasquez, 10
Nemias Nicolas, 8
Jonathan Crispin, 5
Maria Guadalupe Pérez, 64

7 poulets
5 canards

Totonicapan, le 22 octobre 1984

Ne pas se laisser distraire par le majestueux paysage

6:00 Benjamin allume le poste de radio un peu fort, mais personne ne réagit. Il avance vers la porte tout en essayant d’enfile son pantalon. Coiffé d’un chapeau de cow-boy en plastique, le ventre vide, il prend rapidement la route vers Totonicapan pour aller chercher le courrier. Cette année, c’est au tour de Benjamin de rendre ce service bénévole à la communauté. 

En ouvrant la porte, Benjamin frissonne. A deux mille mètres d’altitude, les matins sont frais. En prenant le raccourci – un sentier en surplomb, si étroit qu’il requiert toute son attention – il lui faudra vingt minutes pour gagner la vallée où passe l’omnibus.

Pas question pour Benjamin de se laisser distraire par le majestueux paysage de montagnes tapissées d’une infinie diversité de verts et de jaunes, mosaïque chatoyante de cultures. Pas question d’admirer la silhouette noire du volcan Santa Maria qui se dessine dans le lointain. Sinon, c’est la chute ! 

«Mes enfants perdent leur temps à l’école»

Dans la maison, les enfants sont contents de rester au chaud sous les couvertures pendant que leur mère Johana allume le feu de bois. Ce sont les grandes vacances. Johana a souvent l’impression que ses enfants perdent leur temps à l’école. Les classes sont surchargées. Soixante à soixante-dix enfants par professeur ! « Ils sont venus de la ville pour enseigner, et ne parlent pas le cakchiquel comme nous, se plaint-elle. Pour comprendre quelque chose aux cours, les enfants sont obligés d’apprendre le castellano (espagnol). » 

Elle est artiste

7 hrs Johana avale un café et s’assied sous la véranda derrière la maison.

Comme la majorité des résidents du canton de Juchanep, elle est artisane. En utilisant de la ficelle de coton aux couleurs vives, elle tisse de jolies ceintures aux motifs souvent compliqués. Elle a accroché son tissage à l’une des colonnes du portique et l’a tendu jusqu’à sa ceinture de cuir : voilà l’ouvrage attaché à Johana, et Johana immobilisée sur sa chaise, pour une nouvelle journée de labeur. Il lui faut quatre jours pour achever une ceinture qu’elle vendra 4 quetzal (4 dollars) au colporteur. A lui seul, le coton lui coûte les trois quarts de cette somme ! Mais Johana, comme les autres artisans, mène ses affaires à l’ancienne. Personne ne lui a appris à calculer ses profits d’après le coût des matériaux utilisés ni le temps passé au travail. 

Il serait peut-être dangereux d’essayer de connaître la réponse.

7 hrs 30  Les enfants se sont levés et sont venus tourner autour de leur mère. Petits, elle les accrochait à son dos pendant qu’elle tissait. Depuis, ils ont appris à l’école que le travail de leur mère a été inventé par Ixehel, déesse de la lune, et qu’à l’époque maya, le devoir sacré de la femme était de tisser, et celui de l’homme de cultiver la terre. Sans être affectés par le peu d’attention que leur porte Johana, les enfants s’engouffrent dans la maison voisine, celle de grand-père Nicolas Crispin Velasquez Baquiax. C’est une demeure pleine de vie, qui abrite une gentille grand-mère toujours douce et disponible pour les petits-enfants. Leur tia (tante) Rachel et tio (oncle) Nefteli y vivent aussi. A vingt ans, Rachel est veuve. Elle est revenue chez ses parents après que son mari a été assassiné. Quand on lui demande : « Qui a tué ton mari, Rachel ? », elle répond toujours : « Qui sait ? »,préférant jouer l’ignorance et ne pas s’attirer d’ennuis. Dans cette période de troubles sociaux qui ont lieu actuellement dans le pays, il serait peut-être dangereux pour elle d’essayer d’en connaître la réponse.

« Buenos dias, Mama. Buenos dias, Papa. Buenos dias, Tia… »

A l’arrivée des petits, Rachel est en train de préparer les tortillas pour le petit déjeuner. C’est elle qui, deux fois par semaine, change ses vieux tennis contre des souliers et se rend à Totonicapan pour faire le marché. Bras croisés devant eux, les enfants se penchent un peu de biais et saluent chacune des personnes présentes comme le veut la tradition : « Buenas dias ma ma, buenas dias papa, buenas dias tia Rachel, buenas dias tio Nefteli. » Mama, papa, tia Rachel et tio Nefteli leur rendent leurs salutations. Et grand-père les bénit. Ils peuvent alors s’asseoir pour écouter ou participer à la conversation. Grand-mère déplore la perte de ces traditions dans grand nombre de foyers. Comme tous les repas, le petit déjeuner commence par une prière que récite grand-père, assis près du feu. Grand-père est très fervent, baptisé et marié à l’Église catholique. Un jour que sa croyance vacillait un peu et que les témoins de Jéhovah se faisaient très convaincants, grand-père a pris une décision définitive : la famille a abandonné une Église pour une autre. Depuis, plusieurs heures par jour, grand-père lit la Bible et propage la parole de Dieu.

8 heures. Après avoir avalé tortillas, œufs, sauce chili et un bon café, tio Nefteli quitte la cuisine en remerciant son père, sa mère et sa sœur. Nefteli travaille comme tisserand. Huit heures par jour, il est assis devant un des métiers que possède son cousin. Là, à côté, dans la petite cabane de terre mal éclairée.

Le tissage inventé par Ixehel, déesse de la lune

Même si le mythe maya affirme que le tissage est le devoir sacré de la femme, et cultiver la terre celui de l’homme, les temps ont changé, les terres sont moins nombreuses. Les hommes se sont donc mis aussi au métier. 

Il faut trois jours et demi à Nefteli pour tisser une corte, la jupe traditionnelle – six mètres et demi – que les femmes enroulent autour de leur taille et retiennent par une longue ceinture comme en fabrique Johana. En général, les femmes quichés* possèdent deux jupes, celle de tous les jours et celle des grandes occasions. La juxtaposition des couleurs est souvent audacieuse, mais toujours harmonieuse. Les dessins des tis- sus sont propres à chaque région, à chaque eth- nie. Ils mêlent à l’art maya l’apport des conquérants espagnols. A vingt-huit ans, Nef- teli rêve encore d’une fiancée en corte. Hélas ! les filles se« castellanisent »** de plus en plus et, comme sa sœur Rebecca, infirmière à la ville, elles refusent le vêtement traditionnel et lui préfèrent le pantalon et le chemisier des gringas***

Un hectare de terre: le fruit des sacrifices de toute sa vie

8 hrs 30. Une fois les adultes au travail, les enfants jouent dehors dans les chemins de terre entre les épis de maïs qui arriveront à maturité dans vingt jours. « Vivement la récolte ! » Les enfants, un peu las de ces longues vacances, pourront enfin participer aux tâches familiales. Il faudra cueillir, sécher et stocker le maïs pour les tortillas de l’année. Plus tard viendront les moissons d’avoine et de blé. La famille jouit des 26 cuardas (un peu plus d’un hectare) de terre que possède grand-père : fruit des sacrifices de toute sa vie.

10 hrs 30. Benjamin, revenu de Totonicapan, monte dans la montagne pour y couper du bois de cuisine. Dans trois semaines il n’en aura plus le temps. Il ira s’engager chez les grands propriétaires terriens pour rapporter de l’argent à la maison et, qui sait, pouvoir un jour acheter lui aussi un champ. Perspective lointaine. « Qui peut réunir dix-huit mille quetzal pour un hectare de terre ? » ($4,000 l’acre)

Sereine et satisfaite

13 heures. Johana rejoint les enfants dans la cuisine de grand-mère. Ils déjeunent de tortillas, tamalitas et bouillie. Un moment de répit, une petite conversation. Puis elle retrouve son ouvrage et s’entrave à nouveau entre portique et chaise pendant que grand-père s’isole avec sa Bible et que Nemias et Jonathan cherchent de nouveaux jeux. Johana ne se libère qu’une fois par semaine pour aller à la ville faire ses achats et se baigner dans les grandes piscines d’eau chaude des bains publics.

Malgré ces courts repos, elle semble sereine et satisfaite … sans doute parce que son travail relève de la création artistique, et que sa famille a gardé vivantes les valeurs traditionnelles.

17 heures. Dalila, heureuse d’assumer une responsabilité, traverse fièrement le hameau, un plat de plastique sur la tête. Elle longe les quatre églises des quatre religions différentes pratiquées dans le canton. Elle jette, en passant, un coup d’oeil sur les maigres étalages aperçus par l’entrebâillement des portes. Bric-à-brac de dépannage en attendant les jours de marché. Chez Ruben, le seul du village à posséder un moulin électrique, elle donne à moudre ses grains de maïs cuits. Voilà une pâte bien épaisse pour les tortillas du dîner ! Son retour signale à Johana la fin de sa journée de travail. Comme elle pose son tissage, Benjamin apparaît une charge de bois sur le dos. Il le laisse tomber dans un coin de la cour et entre dans la maison pour allumer le feu.

Heure de la bénédiction des grands-parents

19 heures. C’est l’heure pour les petits-enfants de laisser leur douce grand-mère et tia Rachel se reposer, de chercher à nouveau la bénédiction des grands-parents et de retrouver l’artisane redevenue maman et cuisinière. C’est l’heure où la chaleur de l’âtre remplace les bienfaits du soleil. C’est l’heure où les mains des femmes se referment sur la pâte de maïs pour offrir à nouveau tortillas, tamalitas et bouillie. C’est l’heure où le coupeur de bois, fourbu et poussiéreux, frissonne en lavant sa sueur dans un seau d’eau froide. L’heure où les lampes de kérosène s’allument dans les campagnes.

Quichés : tribus maya.
** Castel/aniser : terme utilisé dans le même sens que « s’américaniser ». Perdre ses traditions. 
*** Gringa et gringo : terme utilisé en Amérique latine pour identifier les Américains. Expression dérivée des termes anglais green coats, vestes vertes que portaient les militaires américains lors de la guerre d’Indépendance du Mexique. Aujourd’hui, utilisé pour désigner tous les étrangers.

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