La famille Sutrong – Yoddumnern

Soan Sutrong, 63 ans 
Kao Sutrong, 62 ans 

Get Yoddumnern (gendre), 30 ans 
Taptim Yoddumnern, 26 ans
Kanchai Yoddumnern, 7 ans
Yukun, 5 ans
Chacharin, 8 mois

11 cochons et porcelets
5 canards
3 poules
3 chiens

Hangku
November 15

Un cocorico peu convaincu

4h:15 Dans ce plat pays du coeur de la Thaïlande, un coq lance un cocorico peu convaincu,mais suffisant pour faire se lever l’énergique Taptim. Elle traverse la pièce de deux cents mètres carrés, simplement divisée par des moustiquaires qui protègent les deux nattes sur lesquelles dort la famille. L’une pour ses parents avec les petits Kanchai et Yukun; l’autre pour elle, son mari Get, et leur bébé. Taptim éclaire  le coin-cuisine de la maison en tek. Elle allume un feu de charbon . Le bruit de ses pas, ainsi que les coups de pilon dans le mortier en bois sur les épices du petit déjeuner, dérangent le silence de la nuit languissante et chasse les rats vers les rizières.

La terre était le meilleur achat possible

5 h 30 À côté, un bébé pleure. Le mari de Taptim entame le premier de ses nombreux voyages quotidiens à la rivière, pour remplir le bac en ciment de la cabane qui sert pour le bain et les latrines. Soan espère avoir l’eau courante d’ici un an. Les nuages masquent peu à peu le pan de ciel bleu qu’on apercevait. Il va certainement pleuvoir. La pluie est la bienvenue dans cette région qui ne dispose d’aucun système d’irrigation. «Contrairement aux deux années qui viennent de s’écouler, celle-ci donnera une bonne moisson et de l’argent pour tous», affirment Taptim et Get.

Mais, pour le moindre gain, il faudra que la famille travaille dur. Soan possède soixante-dix rais (un rai vaut mille six cents mètres carrés), le triple de ce que la plupart des fermiers réussissent à louer aux riches propriétaires qui achètent de plus en plus de terres des paysans émigrant vers les villes. Soan a décidé d’acheter des terres il y a trente ans, à une époque où 80 pour 100 des agriculteurs du pays étaient petits propriétaires. «J’ai toujours pensé que la terre était le meilleur achat possible», dit Soan, fier de cette décision de jeunesse.

Le seul moyen de soulager ses maux

 5 h 45 Kao, la grand-mère, sort en rampant de sous sa moustiquaire, se dégourdit les jambes et attrape l’un des nombreux paniers de paille accrochés aux murs. Elle s’assoit en tailleur, ouvre un sac en plastique et étale une poudre blanche et une noix de bétel sur une feuille de bae pu (sorte de tabac). Puis elle roule la feuille et son contenu, met le tout dans sa bouche et commence à mâcher. La noix de bétel est un narcotique qui insensibilise sa bouche: à l’origine, c’était pour Kao le seul moyen de soulager les maux de dents dont elle souffrait. Cette habitude quotidienne a teint pour toujours sa bouche en rouge.

Du riz pour Bouddha

 6 h 15 Kao présente du riz à Bouddha sur l’autel familial. Puis, le repas préparé par Taptim est disposé dans de petites gamelles en métal posées dans des paniers de paille. Bien qu’ils possèdent un vélomoteur, Taptim et Get courent jusqu’à la route à travers le petit hameau familial et sautent à l’arrière d’un camion qui les attend. D’autres ouvriers agricoles – pour la plupart des amis, des cousins, des frères sont déjà entassés dans le véhicule. En attendant la moisson du riz, dans une dizaine de jours, le petit groupe récolte le manioc pour le compte d’un grand propriétaire terrien. Le camion, en quittant le calme village, passe devant les moines, mendiant un bol à la main. Au moment où ils quittent la route principale pour s’engager sur un chemin de terre, le soleil levant transperce les nuages en soulignant les teintes vertes et dorées des champs.

Après une demi-heure de chemin cahoteux, les paysans sautent du camion. Les hommes déchargent les outils, pendant que les femmes déplient une nappe en plastique sur laquelle elles disposent des assiettes et le contenu de leurs paniers, pour nourrir l’équipe avant de se mettre au travail : du riz, du poisson fumé et de la sauce pimentée.

Une fois le petit déjeuner débarrassé, les femmes se couvrent le visage et mettent leur gnob, un chapeau de paille perché au-dessus de leur tête au moyen d’un support de bambou. Leur visage est ainsi protégé de la poussière et du soleil, et le chapeau ingénieusement surélevé laisse l’air circuler librement et aérer leur tête qui transpire.

Au village, Soan balaie sous la maison avec un petit fagot de branchages. C’est un homme calme, plein d’entrain, qui a hérité ses manières amicales et hospitalières de ses ancêtres du Nord-Est. Puis, pendant que Kao s’occupe de Chacharin, son petit-fils potelé, Soan démolit une vieille cabane. Il utilisera les planches pour renforcer la clôture des cochons.

 8 h 30 La radio des voisins annonce l’heure; Kanchai part pour l’école. Kao, le petit Yukun toujours à ses côtés, attache les moustiquaires. plie les draps et roule les nattes. Le tout est accroché aux murs en bois pour éviter que serpents et insectes ne s’y installent.

9 h 30 Kao berce soigneusement Chacharin dans un couffin en bambou accroché sous la maison, en chantant une berceuse connue d’elle seule et qui, d’habitude, l’endort. Mais Chacharin essaye de se lever : une solide tape sur ses fesses nues le convainc de rester tranquille . Kao nettoie le riz pour les repas de midi et du soir, en donnant fréquemment un mouvement énergique au couffin. Ce fort balancement éloigne les mouches.

10h30 La pluie ruisselle sur le toit et se déverse en chantant dans les vingt jarres en terre cuite disposées autour de la maison: elle servira pour la cuisine et la boisson.

11 h 3 0 Chacharin joue dans les bras de son grand-père pendant que Kao prépare le déjeuner composé de riz, de concombre, de porc et de sauce pimentée. Kao, son mari et Yukun mangeront lorsqu’ils en auront envie. Soan met le petit Chacharin dans un trotteur et le guide jusqu’à la maison voisine où les vieux se réunissent pendant la chaleur de l’après-midi . Les habitants des six maisons formant le hameau sont parents, ou amis depuis si longtemps qu’ils se considèrent comme faisant partie de la même famille.

À l’école, Kanchai termine son déjeuner puis joue au football. Au-dessus des cris et des rires des enfants, retentissent les battements des métiers à tisser dans l’atelier : pour gagner quelques sous, les femmes fabriquent des tissus en coton bariolés. Dans les champs, la nappe en plastique est à nouveau étalée. Le menu est identique à celui de ce matin.

 15h00 Chacharin n’est pas très content de se retrouver une fois de plus dans son couffin-balançoire, mais la main de Kao l’emporte . Puis, malgré la pluie du matin, Kao arrose soigneusement ses plants de tabac. Soan, toujours serviable, berce son petit-fils endormi et coupe des légumes verts pour les cochons. Ses coups de couteau alternent avec le balancement du couffin, rythmant le calme après-midi.

15h30 Mais la tranquillité ne dure jamais très longtemps! L’école est finie, Kanchai monte les marches en courant et jette son cartable, son uniforme et ses chaussures. Yukun quitte enfin sa grand-mère et rejoint les enfants qui emplissent maintenant le hameau. Get et Taptim, qui souhaitent voir leurs fils devenir médecin ou ingénieur, voudraient qu’ils entrent dans l’armée, ce qui leur permettrait, après le service militaire obligatoire, de faire des études supplémentaires gratuites. Après être allée chercher de l’eau pour faire la vaisselle de la mi-journée, Kao commence à préparer le dîner. Accroupie en haut des marches, elle nettoie un poisson et lance les entrailles aux canards et aux poulets.

17h00 Kao allume un feu de charbon, qu’elle préfère à la petite cuisinière à gaz surtout utilisée par sa fille. La famille économise le plus possible: il y a tant de choses à acheter ! Tatptim voudrait une natte en plastique sous le coin où ils dorment, pour éloigner les insectes. Son mari, Get, rêve d’une voiture, Kao d’un réfrigérateur; et puis tous désirent une télévision. Mais personne ne sait ce que seront les économies de l’année. Même aujourd’hui, quelques jours avant la moisson, le prix que les meuniers et les intermédiaires imposeront pour le riz n’a pas encore été déterminé.

Kao cuit tous les mets sur un même feu. Elle fait revenir des cacahuètes, puis fait griller des piments verts. Écrasant le tout avec des oignons et du gros sel marin, elle fabrique une délicieuse sauce pimentée, le nam prick, pour le poisson.

18h00 Taptim et Get sont de retour et prennent une douche l’un après l’autre. Rafraîchis, ils s’habillent et viennent s’asseoir par terre avec le reste de la famille. Taptim porte un sarong très coloré et l’élégant Get a mis son paakoama, un morceau de tissu plus sobre, que les hommes drapent autour de leur taille comme une jupe. Soan a pour mission d’empêcher Chacharin d’attraper les assiettes posées entre eux par terre.

 20 h 00 La conversation avec un oncle et une tante, qui sont venus s’asseoir sur le pas de la porte, ennuie Kanchai et Yukun. Fatigués par une journée bien remplie, ils sont mis au lit par leur grand-mère.

21h00 Chacharin, après un biberon de lait en poudre, protégé pour la nuit par une couche en coton, s’endort dans les bras de son père. Le jeune couple suit l’exemple des aînés et se glisse sous sa moustiquaire. La lumière de la lune s’infiltre par les brèches entre les panneaux de bois et donne aux moustiquaires l’aspect de grandes voiles blanches dressées au milieu de l’espace où les rats sont maintenant libres de rôder.
Laissez jouer les rats, une bonne nuit de repos est nécessaire! Demain, c’est Loy Kratong, le festival des lumières célébré depuis des temps reculés la nuit de la première pleine lune qui suit la fin de la saison des pluies. Kao fabriquera des petits kratongs (bateaux en feuilles de bananier), sur lesquels elle posera de minuscules bougies et des offrandes pour la déesse de l’eau. À la lueur de la pleine lune de demain, ils iront tous à la pagode et déposeront leurs kratongs sur la rivière Mae Nam. En regardant les centaines de petites flammes descendre la rivière, ils demanderont pardon à la déesse pour avoir pollué ses eaux, et formuleront leurs voeux personnels pour un meilleur karma.

C’est une aventure, c’est un éveil est c’est humain