La famille Vanasse

Andre Vanasse,  32 and
Monique Vanasse, 30
Philippe Vanasse, 8
Jean-François, 7
Veronique, 1

TROIS-RIVIÈRES, 
15 mars, 1986

6 heures 30. Jean-François et Philippe sont frais et dispos. C’est bien normal après dix heu­res de sommeil. Jean-François vérifie si sa mère a bien assorti les couleurs des chaussettes, du pull et des pantalons propres qu’elle a dépo­sés sur la table de la salle à manger. Jean­François est très soucieux de son « look ». Il tient à être à la dernière mode : « Ça plaît aux filles », dit-il. Les deux frères ne perdent pas une seconde pour aller s’installer au sous-sol. Papa et maman peuvent dormir, et le monde s’écrouler! Pour Philippe et Jean-François, c’est le moment sacré des « Bonhommes » : deux heures de dessins animés, qu’ils ne man­queraient sous aucun prétexte.

Calés dans un fauteuil, ils ont mis une cou­verture sur leurs genoux. L’endroit est chauffé, mais plus humide que le reste de la maison. André a entièrement aménagé le sous-sol : buanderie, salle de jeux, douche et chambre d’amis. La salle de jeu, où se trouvent les gar­çons, est équipée d’un attirail audiovisuel com­plet : récepteur de télévision relié au câble et à la télé payante, magnétoscope et piles de vidéocassettes. Le tout fraîchement peint de couleurs vives et chaudes.

7 heures 15. Véro en a assez de dormir et l’ex­prime bruyamment. Ce n’est pas une porte fer­mée, ni des murs, qui protégeront ses parents de ses cris perçants. Monique enfile son pei­gnoir et entre dans la chambre de sa fille qui récompense sa promptitude d’un large sourire. Assise dans sa chaise haute, Véro surveille sa mère qui prépare le chocolat chaud et le plain grillé des garçons. Monique calme son impatience avec un toast beurré. 

Il y a deux ans, Monique s’est trouvée confrontée à un choix important: ou repren­dre un emploi de secrétaire, ou avoir un troi­sième enfant et rester chez elle. Dans ces années quatre-vingt, rares sont les femmes, en Amé­rique du Nord, qui ont cette possibilité. La plu­part d’entre elles sont obligées d’apporter un complément de salaire à celui de leur mari. En plus, le taux de divorces et le nombre de fem­mes seules sont très élevés. Aussi, nombreu­ses sont les femmes qui ne veulent pas plus d’un enfant pour donner priorité à leur carrière. André, dont la famille est propriétaire de deux garages, trouve que son travail est suffisam­ment lucratif pour pourvoir aux besoins de toute la famille.

Une traite encore à  payer, et ils seront propriétaires de leur maison. Leur modèle est celui d’une famille traditionnelle et nombreuse. Monique a neuf frères et soeurs et aimerait avoir quatre enfants. André n’est pas contre. Il s’occupe avec plaisir de sa progéni­ture. Le couple s’entend bien. L’an prochain, Véro aura espère-t-on une petite soeur.

8 heures. Jean-François n’arrête pas de rouspé­ter. La fermeture éclair de la poche de son pan­talon ne fonctionne plus. Il ne veut pas sortir comme ça : « De quoi aurais-je donc l’air? » Impossible de le convaincre que c’est sans importance. Monique n’en a pas fini avec les récriminations de ses fils. Ils en ont assez de l’hiver et veulent abandonner, ce matin, le snow suit (combinaison) pour l’anorak. Mais, là, elle ne se laissera pas faire. Il fait froid en ce mois de mars. La radio annonce -17 oC. De plus, une épidémie de grippe sévit. « Je n’ai pas envie de vous voir malades. Regardez votre père. Ce matin, il est bloqué à la maison avec 40 de fièvre. » En rechignant, les enfants finis­sent pas obéir. .. Encore un mois avant le prin­temps. Monique referme rapidement la porte derrière eux pour empêcher l’air froid de ren­trer dans leur bungalow. La banlieue de la petite ville de Trois-Rivières se trouve dans l’immense plaine qui s’étend entre Montréal et Québec. On y trouve peu de refuges contre les grands vents d’hiver.

8 heures 30. Les garçons expédiés, Véro occu­pée à vider son armoire à jouets ou celle des casseroles, André toujours endormi, Monique déguste son café brûlant en lisant le journal qu’un enfant du quartier est venu lui livrer, comme chaque matin. Du bout de la table, elle jette de temps à autre un coup d’œil à la baie vitrée. Dehors, tout est blanc. Il fait bon au chaud. On est bien chez soi.

10 heures. Le laitier sonne à la porte. Monique achète neuf litres de lait. Ça devrait être assez pour la semaine. Ensuite, c’est le tour du boucher, auquel elle demande un petit rôti de bœuf, quatre biftecks bien épais et quelques côtelettes de porc. Pour les autres denrées épicerie, légumes et fruits -Monique se rend, une fois par semaine, au supermarché. Elle a de grands placards à provisions et un énorme congélateur où stocker la viande et les produits surgelés. Même si les tempêtes de neige bloquent les routes pendant plusieurs jours, on ne risque pas de mourir de faim chez les Vanasse. 

11 heures 30. La soupe aux légumes mijote sur la cuisinière électrique. On dîne* toujours légèrement. Le repas consistant, c’est le souper. Les garçons entrent en coup de vent, laissant choir leurs bottes à l’entrée et jettent toutes leurs « pelures» d’hiver sur une chaise. Leurs cris et leurs rires réveillent Véro et sortent André de sa torpeur. Le père et les fils s’installent d’un côté du comptoir. Véro et sa mère de l’autre. Monique sert la soupe chaude et beurre les tartines.

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13 heures 15. Après avoir rangé la maison et entassé la vaisselle dans la machine, Monique prépare Véro pour sortir. Elle l’emmitoufle jusqu’aux yeux puis l’installe sur son siège d’auto. En route pour le mail, le centre com­mercial : la seule promenade possible par ces températures sibériennes. Les galeries couvertes sont bien chauffées, les boutiques diverses et nombreuses, et Monique a toujours l’occasion d’y croiser quelqu’un de sa connaissance. Bien installée dans sa poussette, Véro ne s’impa­tiente pas trop quand sa mère s’arrête, comme chaque jour, pour prendre un café.

Malgré sa grippe, André doit accomplir quel­ques tâches. Le chauffage d’un de ses garages est tombé en panne et on lui conseille de chan­ger tout le système. En tant que cadet, il ne peut prendre une décision aussi coûteuse sans en référer à son père et à son frère aîné, qui sont ses associés. Mais ses parents, comme plu­sieurs retraités québécois, passent tous les hivers à Miami et son frère y est en vacances. Il essaiera de les joindre dans la soirée, quand les communications sont moins chères.

15 heures 15. Monique est à ‘la maison pour accueillir ses fils qui rentrent de l’école. Pas question d’aller s’amuser dehors avant d’avoir fait les devoirs de classe. Quand il est temps de jouer, le froid ne fait plus reculer les gar­çons. Mais Monique s’aperçoit que les bottes sont humides et leur en fait enfiler d’autres.

Dans la cour, avec leurs amis du voisinage, les garçons préparent leurs armes. C’est le début de la« guerre des tuques** ». Les assail­lants auront des boules de neige et des épées en bois. Les assaillis se protégeront en cons­truisant des barricades de neige et en grimpant dans les arbres. A la tombée de la nuit, les gar­çons, les joues rougies par le froid, rentrent trempés et affamés. Ils enfilent les pantoufles tricotées par grand-mère et s’installent à table.

18 heures. Au souper, les garçons sont toujours déchaînés. Ce soir, André, fiévreux, ne participe pas à leurs fous rires et ne prendra que très peu de légumes et de viande. Dommage, c’est pourtant un bon vivant qui aime bien chahuter avec ses fils, mais ce soir son manque d’entrain est contagieux. On ne s’éternise pas. 

19 heures. Véro barbote une demi-heure dans le bain avec Philippe. Puis, au chaud dans un pyjama, elle s’endort. A partir de maintenant, les garçons doivent baisser le ton. Dans la salle de séjour, André s’assied et ferme les yeux pendant qu’à côté de lui Jean-François et Philippe feuillettent un livre de contes de fées en écoutant, au magnétophone, la voix des comédiens racontant l’histoire. Mais une heure après ils tombent de sommeil et ne regimbent pas trop quand les parents les expédient au lit. 

22 heures. André, qui a dormi presque toute la journée, n’a plus sommeil. Pour faire disparaître l’humidité du sous-sol, Monique allume, comme à l’ancienne, le poêle à bois. Puis elle s’assied à côté de son mari et tire, sur eux, une couverture de laine. Tout comme les premiers jours de leurs amours, alors qu’ils étaient encore adolescents, ils se blottissent en attendant le cinéma de minuit.

C’est une aventure, c’est un éveil est c’est humain