LA FAMILLE HERNANDEZ

Jesus Hernandez Ortiz, 28 ans

Maria del Pilar Rios de Hernandez, 27 ans

José de Jesus Hernandez (Chui), 5 ans

Oliver, 3 ans

 

Guadalajara
Le 10 octobre 1984   

 

 

6 heures 30. L’appartement des Hernandez donne sur une des artères principales de la ville de Guadalajara. Depuis une bonne heure, les voitures, les motos et les camions font un bruit infernal. Plus tard, à cette rumeur s’ajouteront les cris des enfants qui s’en vont à l’école. Pourtant, au deuxième étage, dans la chambre des Hernandez, on n’entend que le souffle régulier des dormeurs : à force, le brouhaha matinal de la ville ne les réveille même plus.

8 heures 15. Les talons des mules de Pilar claquent sur le carrelage de l’escalier. Encore endormie, elle branche le chauffe-eau, prépare deux biberons de lait au chocolat qu’elle donne à ses deux garçons : l’un à Oliver dont le lit à barreaux est coincé dans une alcôve au-dessus de l’escalier, et l’autre à Chui qui a son matelas par terre, à côté du lit des parents. Puis Pilar se recouche. Encore un quart d’heure d’une voluptueuse somnolence.

 

8 heures 45. Mais elle dort trop longtemps et maintenant les enfants sont en retard. Douchés et habillés, Oliver et Chui se précipitent vers la porte, suivis de leur père. Au dernier moment, Pilar ajoute un pull-over à chacun. La matinée est fraîche. Elle les laisse partir après un baiser et un signe de croix sur leur front. Bénis, les deux petits démons grimpent joyeusement dans le camion de leur père et partent pour une demi-journée au Kinder Uardin d’enfants). Ouf ! La porte fermée, Pilar pousse un soupir de satisfaction. La voilà tranquille pour trois heures.

9 heures 45 . Jésus revient partager le petit déjeuner de sa femme : café, oeufs brouillés, saucisse et tortillas. Ils évoquent le dîner de la veille auquel ils avaient convié leur ami Pablo. « Célibataire à vingt-neuf ans, ce n’est pas sérieux. Il faut le décider à se marier », remarque Pilar. Très cancanière, elle voudrait bien continuer la conversation, mais Jesus doit partir travailler. Propriétaire d’une petite fabrique de céramique, héritée de son père, Jesus passe ses journées à chercher de nouveaux clients et des matériaux pour renouveler son stock. Cinq ouvriers sont employés à la fabrication des tuiles. Pilar s’occupe du secrétariat et du petit bureau de vente jouxtant la cuisine.

 

10 heures. Pilar prend son temps. Toujours en robe de chambre, elle fait la vaisselle de la veille en jetant un oeil à la télé, qui diffuse des reportages sur la vie privée des artistes mexicains. Mais il faut quand même sortir la lessive, l’étendre, épousseter les meubles, laver le carrelage. Pilar essaye de faire son travail sans trop perdre de vue le récepteur. La maison n’est pas très grande. Il faudrait au moins une pièce de plus pour que les enfants aient leur propre chambre : Pilar et Jesus économisent dans ce but. Et ils ont suffisamment d’ambition pour y parvenir malgré l’inflation galopante qui rend la vie particulièrement difficile aux gens de la classe moyenne.

11 heures. Pilar prend sa douche. Elle a un grand souci d’élégance et choisit dans son armoire un ensemble pantalon-chemisier impeccable. Sur le comptoir qui sépare la cuisine de la salle à manger, elle installe son matériel complet de maquillage et, face à la télé, commence la délicate opération du coloriage des paupières : mélange savant de blanc et de gris, souligné d’un trait de crayon noir et couronné par la pose de longs faux cils. Aujourd’hui, pourtant, elle ne sortira pas de chez elle. Mais Pilar veut être à son avantage pour les clients. Du succès de l’entreprise dépend leur chance de déménager un jour dans une maison plus grande, dans un quartier plus chic. Pilar est bien décidée à monter dans l’échelle sociale.

Midi. C’est la sortie des classes. Les élèves de l’école religieuse avoisinante grimpent dans les voitures de leurs parents au moment où Jesus dépose les enfants devant l’appartement. La porte s’ouvre et le cirque de l’après-midi commence par un hurlement. Les deux démons transforment immédiatement la maison propre et calme en terrain de football. Chaque fois que son frère prend un jouet, Oliver veut s’en emparer. Il crie, trépigne, se jette contre les meubles. Rusé, il sait bien qu’ainsi sa mère obligera son frère aîné à céder. Si Chui proteste, sa mère le menace : « Mi voy a te pagar ! » Ue vais te donner une fessée). C’est bien difficile pour Chui d’être l’aîné et de ne pas se sentir le préféré . .Pilar envoie ses fils jouer dehors, dans l’impasse qui longe la maison, pour pouvoir finir de préparer le déjeuner dans le calme. Cinq minutes ne sont pas passées que Chui entre en criant : « Oliver a cassé la vitre du salon de Mme Gonzales avec le ballon ! » Pilar ordonne à ses fils de rentrer. Mais Pilar n’a le temps ni de courir présenter des excuses à Mme Gonzales ni de réprimander son fils. Le téléphone sonne. C’est une amie. Pendant un quart d’heure, Pilar bavarde et se plaint des sottises de sa progéniture. Elle raccroche pour téléphoner à un vitrier susceptible de venir réparer les dégâts avant la nuit. Pas question que la voisine dorme avec une vitre cassée. « Elle devrait installer des barreaux aux fenêtres comme tout le monde, soupire Pilar. Ça éviterait les dégâts ! » Encore 2 000 pesos qui s’envolent. En moins d’une semaine, Oliver· a brisé la table de verre de la salle de séjour, et détraqué la télé couleur. « Pour être sûr de garder quelque chose en bon état dans la maison, il faudrait l’attacher, cet enfant ! » s’exclame Pilar. Pourtant, elle abandonne à son mari le soin de faire régner la discipline.

14 heures. Après avoir inspecté la propreté de leurs mains, Pilar installe ses enfants sur les hauts tabourets du comptoir. Ils avalent le riz, les bananes, les frites et la viande sans lâcher des yeux le dessin animé « Les Flintstones ». Au retour de Jesus, le couple prend la place des enfants et discute des affaires de la journée. Jesus demande à sa femme de repousser les délais des commandes qui affluent. Pour l’instant, les ouvriers, même en faisant des heures supplémentaires, sont débordés. Jesus mange légèrement, passe sa tenue de sport et part au stade pour son match de football hebdomadaire. Il passera ensuite au sauna de son club sportif. Le week-end prochain, Pilar et Jesus devront se rendre à un baptême dans la famille. Ce sont eux le parrain et la occasions. Hélas, il arrive à peine à entrer dedans. En tout cas, il lui est impossible de fermer la veste. C’est pourquoi Jesus redouble d’efforts, ces jours-ci, pour perdre quelques kilos. Et le sport est tout ce qui l’intéresse. Pilar, elle, ne fréquente le club sportif que le dimanche. C’est surtout pour y retrouver ses amies et permettre aux enfants de se défouler.

18 heures. Chui et Oliver sont punis pour le carreau cassé. Papa a sévi. Interdiction d’aller jouer dehors et d’encombrer maman. Il ne leur reste plus qu’à se réfugier au premier étage et à s’installer confortablement sur le lit des parents pour regarder les dessins animés à la télévision. Pilar s’est réservé le poste de la salle à manger. Pas question de manquer les quatre feuilletons quotidiens et surtout pas son préféré, « Guadalupe », une romance à l’eau de rose. Mais comme il faut vérifier l’état des vêtements qu’ils mettront le week-end prochain au baptême de leur filleul, Pilar déplie sa planche à repasser dans l’axe du récepteur.

19 heures. Le dîner est sans cérémonie. Pilar sort du congélateur les tortillas qu’elle achète une fois par semaine. Elle les réchauffe, les remplit de jambon et de tomates et les sert accompagnées d’un café au lait. La famille se régale, et Jesus, qui en oublie son régime, se ressert abondamment avant de partir pour assister à un match de basket. Ce n’est pas ce soir qu’il perdra des kilos.

20 heures 30. Pilar empile la vaisselle dans l’évier. Il sera bien temps de s’en occuper demain matin. Ce soir, elle n’en a pas le courage et monte se démaquiller, se mettre en robe de chambre et s’allonger entre ses deux garçons encore une fois hypnotisés par la télé. Pilar les dépose chacun dans leur lit et s’installe devant un film à suspense américain pour attendre le retour de son mari.

23 heures. Jesus rejoint Pilar au lit pour regarder un dernier film. La télévision a décidément un pouvoir d’attraction auquel les Ortiz ne résistent pas. Encore une fois, ce soir, ils dorment, avec, sur leurs visages, la lumière tremblotante du poste resté allumé.

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