23 vaches
14 cochons
34 porcelets
*Homoko Alembo et sa famille ne connaissent pas leur âge.
Ils font partie du peuple Huli.
Homoko Alembo*
Lunama (Lus), épouse
Mule Melin, sa fille,
Eralia (Agnes), épouse
Marira, épouse
ses trois enfants:
Pandai
Akai
Atapa
Apili, épouse
Wawali, son fils
Landame (épouse)
sa fille
ses fils: John
Pirape
Mariam
Piralu
PITAPAYA, 25 avril 1988
À deux mille cinq cents mètres d’altitude, il fait froid le matin
5 h 30 Les trois huttes en bambou abritant les cinq femmes de Homoko Alembo sont toujours dans la pénombre. Dans l’une d’elles, Lus se lève du lit surélevé où elle a dormi avec sa fille Mule Melin, souffle sur les braises du feu de la veille, puis ouvre la porte. À deux mille cinq cents mètres d’altitude, il fait froid le matin dans les montagnes de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les trois gorets qui ont passé la nuit sous sont lit sortent rejoindre les treize autres, restés dans la minuscule porcherie.
Avec cinq femmes qui élèvent des cochons pour lui , Homoko Alembo est un homme riche, mais, dit-il, « le prix des femmes monte » ! Quatre de ses épouses valent aujourd’hui dix-neuf cochons chacune. Il a renvoyé les six premières car elles étaient trop indociles. Sauf Lus, qui l’écoute toujours. .. Dans les montagnes, le statut d’un big man (grand homme) comme lui dépend du nombre de cochons qu’il possède. Comme il a beaucoup de terres à travailler et d’importantes commandes de cochons pour les fêtes, il a besoin de plusieurs femmes. Pourtant , dans d’autres régions du pays, les hommes considèrent le fait d’avoir plusieurs épouses plutôt comme une charge supplémentaire qu’un avantage.
Lus conduit ses cochons au champ et les attache afin que, tout en fouillant du groin la terre pour y trouver les patates douces oubliées, ils la retournent pour les prochaines semailles ; plus tard, ils seront déplacés et « laboureront » une autre zone- du terrain.
La maison est d’abord construite en bois puis recouverte d’une sorte de canne, le pit pit; ensuite, le toit est recouvert de kunai, une herbe haute de un à deux mètres.
Agnes est la plus jeune et la plus révoltée des cinq épouses
6 h 30 Dans la hutte voisine, Marira, Apili et Landame nourrissent leurs sept enfants et mouchent les nez qui coulent: tous ont le rhume. Ici, la pneumonie est la première cause de mortalité infantile. Dans la maison enfumée, aucune aération et pas de place pour bouger: les estrades sur lesquelles ils dorment occupent tout l’espace.
Mais dans la troisième cabane, Agnes est seule. Elle a perdu deux bébés peu après leur naissance et refuse d’en avoir d’autres. C’est la plus jeune et la plus révoltée de toutes. La tradition n’autorise pas Homoko Alembo à entrer dans la maison de ses femmes, il doit leur parler derrière la porte. S’il veut une rencontre plus intime, cela se passera dans la forêt. Agnes ne veut plus d’enfants et ne répond pas aux appels de son mari; il doit lui courir après et elle disparaît en riant.
Homoko Alembo partage une maison avec 12 hommes et jeunes garçons, tous des parents
Homoko Alembo est un bon mari, disent ses cinq épouses. « Il nous laisse tranquilles, et ne nous appelle pas lorsque les enfants sont petits », ajoutent-elles. L’abstinence est la règle en attendant que les enfants soient forts et que les femmes puissent à nouveau travailler. « Mais d’autres hommes, rompent avec la tradition, disent-elles; certaines femmes ont un bébé à chaque sein et doivent à la fois garder tous leurs enfants en vie, cultiver les jardins et s’occuper des cochons. »
Homoko Alembo quitte la cabane qu’il partage avec douze hommes et jeunes garçons, tous des parents. Il mène ses vingt-trois vaches paître plus haut dans la montagne, pendant que les autres prépareront les patates douces. Les hommes vivent séparément et préparent eux-mêmes leurs repas. Ils ont aussi le devoir d’enseigner aux jeunes garçons tout ce qu’ils doivent savoir: protéger, avec arcs et flèches, leur terre, leur clan , leurs femmes et leurs enfants.
Homoko Alembo ne se soucie même pas de savoir combien d’enfants il a exactement : quatre fils sont en vie, et il a assez de filles à marier pour avoir plus de cochons. Et puis il a des choses importantes à faire: chef de son clan et «chancelier» de treize autres clans, il les représente vis-à-vis des autres clans et des autorités du district. Il transmet à son peuple les conseils du gouvernement en matière d’agriculture, et il essaye de maintenir la paix entre les clans. Les Huli sont les plus belliqueux des peuples montagnards du pays, et les guerres tribales ne cessent de se multiplier. Le gouvernement voudrait bien les enrayer car des armes à feu ont déjà fait leur apparition, et il est à craindre que les arcs et les flèches ne soient bientôt remplacés par des engins plus meurtriers.
8 h 00 Ce matin , tout semble calme: il n’y a pas eu de guerre depuis quatre mois. Les nuages se détachent des sommets, promettant un nouveau matin ensoleillé; les bébés ont lâché le sein de leur mère avec un sourire repu. Il est temps de commencer la journée. Marira et Apili ont trente minutes de marche pour atteindre leur jardin; pendant ce temps, Lus, Agnes, Landame et quelques enfants partent chercher du bois et de l’eau dans la forêt toute proche. Pour accomplir toutes ces tâches, les femmes doivent effectuer au moins deux heures de marche chaque jour.
9 h 00 Chaque zone d’habitation est protégée par des tranchées (pouvant atteindre huit mètres de profondeur) entre lesquelles marchent Lus, Agnes et Landame jusqu’à ce qu’elles trouvent la porte. Une fois sorties, elles observent attentivement les arbres pour y repérer des branches mortes, grimpent pour faire tomber celles qu’elles ont aperçues, puis les coupent, au sol, en petits morceaux. Une heure plus tard, alors que Lus est perchée sur un arbre, l’écho d’une voix est renvoyé par la montagne. Les femmes s’immobilisent, les enfants cessent de crier, même le bébé arrête de pleurer. De sommet en sommet, la voix gémissante transmet des nouvelles qui changent l’expression des femmes. Un homme de leur clan a été tué: la guerre va éclater!
« Nous devons rentrer et attendre notre mari», dit Lus. Elles ramassent le bois et prennent le chemin du retour, ne s’arrêtant en route qu’à une source de montagne pour remplir d’eau des bidons en plastique.
Il y a de la panique sur le visage des femmes
11 h 00 Marira et Apili, dans le jardin, ont également entendu la nouvelle et sont venues à la maison de Lus: ensemble, elles se sentent plus en sécurité. On lit l’inquiétude sur le visage des femmes. Apili dit qu’elle a peur, Mule se lamente et pleure le mort; Lus fabrique au crochet un nouveau sac en ficelle; Agnes, assise sur un tronc d’arbre, cherche des poux dans les cheveux de Marira assise entre ses jambes, elle-même épouillant la tête de sa fille Akai. Elles discutent âprement et prévoient un plan pour sauver les cochons si les hommes viennent se battre sur leur territoire.
Tout à coup, Mule cesse de pleurer et sourit. Puisqu’il y a eu un mort , il y aura des funérailles, l’occasion pour toutes les femmes de se retrouver et de pleurer ensemble. Elles se couvriront le visage de peinture, mettront leurs jupes de paille, se rencontreront le long de la route, marcheront ensemble et crieront à l’esprit de la mort de venir aider leurs hommes à se venger. Toutes ont maintenant l’air heureux. Mule prend sa jupe, la lave et la pose par terre pour la faire sécher. Puis, obéissant à un ordre de sa mère, elle va changer les cochons de place pour qu’ils soient à l’ombre. « Notre mère nous ordonne quoi faire: chercher du bois, les cochons, etc. Nous ne disons rien, nous exécutons. C’est ainsi que cela se passe ici», explique Mule.
«Attendez, femmes, gardez le silence, ne sortez pas et soyez prêtes à courir et à sauver les cochons.»
13h30 Comme tous les jours vers cette heure, les nuages ont envahi le ciel, puis ils descendent, et la pluie de l’après-midi se met à tomber. Lus, qui a allumé un feu dans sa maison sans aération, ne peut s’arrêter de parler. Des hommes passant avec leurs arcs et leurs flèches, crient: «Attendez, femmes, gardez le silence, ne sortez pas de vos enclos et soyez prêtes à courir et à sauver les cochons.» Certains de ces hommes vivent en ville où ils sont fonctionnaires. Mais lorsqu’une guerreéclate et que leur clan est en danger, ils reviennent et reprennent leurs armes traditionnelles.
14h00 Jusqu’à la fin de l’orage, accompagné d’un tonnerre assourdissant et de pluies diluviennes, les femmes sont restées dans leur cabane, s’occupant chacune de son feu. Devant Lus, les patates douces cuisent dans les cendres. Elle lit la Bible (la plupart d’entre elles ont appris à lire à l’école de la mission) et fredonne un chant religieux pendant que sa fille Mule court sous la pluie pour déplacer les cochons laboureurs.
À chaque fois qu’il y a un umu, les six premières femmes de Homoko Alembo se chamaillent sur sa distribution de la viande. Elles veulent toutes le meilleur morceau.
«Ils veulent la guerre»
16 h 00 Homoko Alembo passe en vitesse aux maisons de ses femmes pour donner des nouvelles. L’affaire est grave. Voici une semaine, un homme du clan des Ewars, ivre, s’est tué dans un accident de voiture. Mais les Huli croient en la sorcellerie, et le clan n’a pas accepté le résultat de l’autopsie médicale. Ils ont accusé le clan Pitapaya de Homoko Alembo de leur avoir jeté un mauvais sort. Lorsque ce dernier essaya de parler au «grand homme» des Ewara, ils n’ont pas voulu l’entendre, non plus que la police. «Ils veulent la guerre, dit-il; en guise de représailles, ils ont tué, hier, le fils de mon frère, d’un coup de hache dans le front et, aujourd’hui, un vieil homme, d’une flèche qu’on utilise généralement pour les cochons.» Le clan de Homoko Alembo désire maintenant se battre car le clan des Ewara a enfreint les règles tacites de la guerre: ne pas tuer d’enfants, de femmes ou de vieux, et jamais par un coup au visage. Il y aura donc la guerre, il en informe ses femmes. «Restez à la maison, ne vous éloignez pas; oui, vous devez toutes aller aux funérailles. »
Ensuite, il part avec les hommes pour préparer la guerre. Demain, afin de protéger leur territoire, ils se diviseront en deux troupes postées dans la forêt.
«J’espère qu’il ne viendront pas brûler nos maisons»
17h30 Les femmes rentrent les cochons pour la nuit. Lus amène les trois gorets près du feu. Mule, ravie, en prend un dans ses bras pendant que sa mère prépare leur nourriture.
19h00 Il fait nuit et froid, les femmes sont assises dans la fumée, sur leur sol en terre battue, essayant de calmer les cris de leurs enfants affamés et Lus ceux de ses petits cochons. Sur la montagne, on voit les maisons brûler: le clan des Ewara est passé à l’action. «J’espère qu’il ne viendront pas brûler les nôtres comme ils l’ont fait l’an dernier», dit Lus, anxieuse. La peur est justifiée: les clans ont même mis un panneau sur la route, signifiant à la police de ne pas se mêler de leur guerre.
21 h 00 Agnes décide de dormir chez Lus: elle sera plus rassurée. Les gorets ronflent déjà sous l’estrade lorsque les trois femmes s’y allongent, un peu serrées. Elles s’endorment. Avec de la chance, toutes les règles de la guerre ne seront pas violées: si les ennemis viennent brûler leur maison , ils frapperont à la porte, les réveilleront et les feront sortir avant de mettre le feu.