60 bovins
50 moutons
20 chèvres
2 ânes
3 canards et canetons quelques poules
La famille de Ladji Mallé
Ladji Mallé, 45 ans (1)
Fatoumata Coulibaly, ou Satou la mousofôlo (première épouse), 38 ans (2)
Aglaé, 21 ans (3)
Djènèba, 19 ans, absent
Sofiatou, 14 ans (4)
Aramatou, 12 ans (5)
Arné, 10 ans (6)
Nemetou, 5 ans (7)
Diakaridia, 15 mois (8)
Trois enfants sont décédés
Sanata Traoré, la mousofôlana (deuxième épouse), 30 ans (9) Saly, 10 ans (10)
Mamoutou, 8 ans (11)
Bahoumou, 4 ans (12)
Alassane, 3 ans (13)
Abassou, 16 mois (14)
Deux enfants sont décédés
Sitan Mallé, la cognomousso, la nouvelle mariée, 16 ans (15)
Village de Kombré
23 septembre
Sitan est la cognomousso, ce qui signifie «la nouvelle mariée»
4:00 Dès le second chant du coq, Sitan est prête à se lever. Ce qui ne lui est pas très difficile du fait qu’elle y est habituée, et aussi parce qu’elle s’est couchée tôt la veille, alors que tombaient de fortes pluies accompagnées, de tonnerre et d’éclairs.
Sitan est la cognomousso, ce qui signifie «la nouvelle mariée». En effet, Sitan s’est jointe à la famille au mois de mai pour devenir la troisième épouse de Ladji.
À 16 ans, elle est parfaitement au fait de ses devoirs de femme et d’épouse. Sa présence contribue à alléger la tâche dévolue à Satou et Sanata, les co-épouses plus âgées. Désormais, c’est ensemble qu’elles accompliront les activités quotidiennes qui sont le devoir de toute épouse envers son mari et sa famille.
C’est au tour de Sitan de recevoir son mari et de servir Ladji et la famille pour les deux prochains jours. Elle doit faire chauffer l’eau pour sa toilette matinale avant six heures de façon à ce que Ladji puisse faire la première de ses cinq prières quotidiennes à allah. Sitan doit aussi cuisiner pour lui et pour toute la famille. La jeune femme traverse la cour. Le sol est humide mais pas autant qu’il le faudrait.
Affronter la saison sèche
Il s’agit des dernières pluies de la saison et, malgré les champs couverts de sorgho, de mil, de coton, d’arachides, les villageois savent déjà qu’ils ne seront pas tous en mesure d’affronter la saison sèche.
Sitan prélève quelques braises du feu mourant sur lequel le géré (grain sauvage) a cuit pendant la nuit. Elle se sert des braises pour allumer un feu au coin sud-ouest de la concession familiale où elle fera la cuisine. Puis elle en allume un second près de la chambre de Ladji pour faire chauffer l’eau pour sa toilette.
Pour la tenir occupée
Un autre feu s’allume pendant ce temps au coin sud-est. C’est Fatmata Fomba, la plus jeune épouse de Soulouman Mallé – père de Ladji – qui s’affaire. Bien qu’elle ait atteint l’âge de la retraite, elle ne se résout pas à réduire ses activités. À tel point qu’il a fallu lui allouer une parcelle de terre pour la tenir occupée. Une voisine vient tranquillement quémander quelques braises.
La concession familiale est une architecture d’héritage musulman. A l’intérieur des murs, les portes donnent sur la cour.
Les portes s’ouvrent
5:30 Quatre feux crépitent maintenant la cour tandis que le soleil chasse les dernières ombres de la nuit. Les deux coqs s’entraînent mutuellement dans un crescendo musical, qui insiste poules et canards à fuir vers les allées poussiéreuses mais autrement plus paisibles du village.
Puis, ce sont les pleurs de Diakaridia qui réclame à boire, les heurts d’un seau que l’on plonge dans le puits pour l’en retirer tant bien que mal, le cliquetis de la vaisselle de la veille que l’on lave, le martèlement étouffé du mil que l’on broie pour la cuisine…les bruits habituels du jour naissant qui finissent par provoquer l’ouverture des portes.
Le complexe familial ne comprend pas moins de treize portes, et ayant de pièces réparties de la façon suivante: une pour Ladji, le chef de famille, et une autre pour chacune de ses épouses qu’elles partagent avec les enfants en bas âge, deux pour les garçons plus âgés et une pour le vieux Soulouman Mallé, une autre pour sa première épouse, tandis que la seconde s’est installée avec plusieurs petits-enfants dans la pièce où l’on range les ustensiles de cuisine. Deux autres pièces servent à l’entreposage du grain, tandis que les trois dernières servent au rangement pour la nuit des instruments aratoires, des chaises et enfin, de la télévision et de l’appareil vidéo.
Il met ses connaissances en pratique
5:50 Sitan prévient Ladji que l’eau est prête pour ses ablutions matinales. Ladji se lève et va se laver dans l’intimité des latrines pour ensuite revenir prier sur le sol de sa chambre. Puis il vient paisiblement s’asseoir dans la cour. En cette saison creuse, Ladji attend la prochaine récolte.
Pour la plupart des gens au Mali, il s’agit d’une période difficile. Les réserves de grain sont pratiquement épuisées et les prix augmentent avec la demande. Les familles qui en manquent devront emprunter aux paysans ayant des surplus et hypothéquer leur prochaine récolte. Ladji qui a souffert de la sécheresse et de la famine, a décidé de ne plus jamais être pris au dépourvu. Il a appris è faire de provision, et cette année, cinq importants réservoirs de millet et de sorgho trônent dans la cour pour pallier à toute éventualité. Est-ce la raison de la sérénité qu’il affiche? Quoiqu’il en soit, cette année, il est bien au-dessus de ses affaires.
La fuite immuable des jours
Satou, la mousofôlo, ou première épouse, a pris place sur un tabouret devant ses appartements afin de donner le sein à son plus jeune fils. Elle songe à sa vie, ce matin, en observant le soleil dont le passage marque la fuite immuable des jours. Elle se souvient de sa jeunesse, avant son mariage à l’âge de 16 ans. Bientôt, elle ne pourra plus porter d’enfant, et lorsque son fils aîné Aglaé prendra femme elle sera devenue vieille.
On cherche un épouse pour Aglaé
Armés respectivement d’un fusil et d’une fronde, leur tâche consiste aujourd’hui à empêcher les oiseaux de dévaster la récolte de sorgho qui arrive à maturité. Le sol est détrempé, ce qui rend pénible le labour du champ de pastèques. Une activité qu’ils remettent au lendemain!
Sanata, la seconde épouse, se dirige vers le puits. Même si traditionnellement ce serait à Sitan de le faire, elle entreprend le lavage pour la famille. Les femmes se sont partagé les tâches afin d’alléger le poids du travail. La journée s’annonce exceptionnellement chaude, il est préférable de ne pas attendre plus longtemps. Satou dégage machinalement le dernier-né endormi sur son sein pour partir en quête de bois sec pour le feu.
Aramatou, Sofiatou et quelques cousines sont déjà prêtes à l’accompagner. Ce que font les mères, les filles le font également. Elles pilent le millet, portent les enfants, vont chercher l’eau au puits, balayent la cour, et ainsi de suite.
Satou, les filles et quelques belles-sœurs partent en colonne à travers champs en direction des terres sauvages. Le sorgho et le millet poussent en formant une haie de part et d’autre du sentier. Il est difficile de croire, en voyant cette abondance de verdure que la région du Sahel est en réalité sablonneuse et désertique le reste de l’année. Satou inventorie les champs : y poussent coton, riz, arachides, pastèques et tiganikourou (pois indigène). Les fèves gumbo, dont on fait des sauces, sont plantées par les femmes autour des champs. Poussant à l’état sauvage, la noix de karité et le fruit du néré, de même que le fruit du baobab, le « pain des singes », servent de condiments
Pour éviter l’exode
Le produit de la vente du coton et du riz servira à acheter sel, sucre, poisson séché, vêtements, médicaments, bicyclettes et motocyclettes, pétrole, paraffine, mèches, abat-jour, bétail, tout en assurant la dot pour les futures épouses.
Cette année, Ladji a demandé au chef du village, son oncle, qu’on lui attribue un autre champ. Il y a suffisamment de terres pour quiconque possède la main-d’œuvre familiale pour y travailler. Un plus grand nombre d’épouses permet d’avoir plus d’enfants et d’augmenter ainsi le nombre de travailleurs. Il suffit qu’un chef de famille motive les uns et les autres pour s’assurer la prospérité. Ladji dit que certains ont plus de possessions, d’autres moins, qu’il ne sait pas vraiment.
Il apparaît toutefois que la plupart possèdent beaucoup moins que lui. Drainée par le Bani, un bras du f leuve Niger, la région de Bla est l’une des régions les plus prospères du Mali.
Il est celui à qui l’on adresse toutes les requêtes
Le vieux père de Ladji, Soulouman, sera chef de famille jusqu’à sa mort. Peut-être est-ce parce qu’il la voit venir qu’il a déjà donné ses terres et responsabilités à son fils aîné. Ladji a dorénavant la charge de son père et de ses deux épouses, de ses deux frères et de chacune de leurs deux épouses, ainsi que de ses trois épouses à lui et de tous ses enfants.
En tant que chef de famille, il est celui à qui l’on adresse toutes les requêtes. Il doit nourrir, vêtir et loger chacun des membres de la famille. Il est aussi celui qui décide de ce qui sera donné à chacun en fonction du travail accompli. Toutes les requêtes lui sont présentées, et il décide selon son bon vouloir. À propos de ses frères, il dit consentir à leurs moindres souhaits, afin qu’ils restent au village. C’est ainsi qu’il leur a récemment accordé des motocyclettes.
C’est aussi pour éviter l’exode que le chef du village, refusait depuis 1978, les fonds offerts par les autorités pour construire une école. En effet, les personnes éduquées ont tendance à quitter la campagne. Toutefois, le village voisin ayant entrepris de construire un tel établissement, le chef est revenu sur sa décision. Kombré compte depuis trois ans sa propre école.
Plus de main-d’oeuvre, plus de terres
9:30 Le repas du matin est prêt lorsque les femmes reviennent avec leurs fagots sur la tête. Le gruau de sorgho matinal les a soutenues jusqu’ici, mais maintenant elles ont vraiment faim. La céréale ne fournit pas suffisamment d’énergie, les deux tiers des femmes sont anémiques et de nombreux enfants souffrent de malnutrition.
Sitan répartit le tô de mil, base de l’alimentation familiale, dans trois grandes bassines et la nogolan, une sauce verte et gluante, dans trois petits contenants de plastique. Une part est destinée à Ladji et à ses frères, assis à l’ombre d’un gros arbre. Une autre part ira aux femmes et aux enfants, qui mangent dans la seconde cour. La troisième part enfin ira à Soulouman Mallé qu’une de ses épouses aidera à manger. Saly, la cadette des jeunes filles, apporte de l’eau à tous les groupes pour qu’ils se lavent les mains avant et après le repas.
Avec leur habitude de toucher à tout, les plus jeunes, dont les mains sont le seul ustensile, devront être lavés de la tête aux pieds après le repas.
La mort, elle connaît
10:30 Sanata, la seconde épouse, revient des champs où elle est allée porter de la nourriture à Aglaé, à Amadou et aux garçons qui gardent les moutons. Elle rapporte des feuilles de Kolobé, réputées pour le traitement de la malaria dont son plus jeune fils Abassou souffrirait, selon les docteurs de la ville de Bla, le chef-lieu à vingt kilomètres du village.
Sanata tente de sauver son dernier-né. À la vue de celui-ci, elle se sent abattue, en proie à une immense tristesse. Il ne peut ni marcher ni même se traîner à plus d’un mètre d’elle. À 16 mois, il est beaucoup plus petit que le fils de Satou, Diakaridia, qui en a 15, tandis que son estomac demeure anormalement ballonné.
Ladji lui conseille d’emmener Abassou chez sa mère, à deux heures de motocyclette de la maison. Là se trouvent les troupeaux de la famille et il pourra au moins avoir du lait. En outre, la mère de Sanata saura s’en occuper. Abassou n’est pas encore sevré et il faut faire de la place pour le prochain enfant.
Sanata étant enceinte elle devra bientôt aller à Bla pour se rapprocher de la clinique où elle trouvera assistance, en cas de besoin, au moment de l’accouchement.
Assise sur une natte, Sanata regarde tristement son fils qui dort sur ses genoux. Tout en le caressant, elle se rend à l’évidence, « oui, c’est probablement la meilleure solution, Ladji a raison ». Mais son estomac se noue à cette pensée et elle ne dit plus rien. Elle ne se résout pas à se séparer de son fils. Elle a peur qu’il meure et ne parvient pas à envisager cette possibilité. Hier à peine, elle assistait à l’enterrement de son père.
La mort, elle connaît. Tout le village la connaît. Satou et Sanata ont chacune perdu deux enfants en bas âge. Et il y a Madé, le fils de Satou, mort à 17 ans, il y a deux mois. Celui-ci était allé réparer un puits dans les champs, mais il y a contracté un virus, mourant peut de temps après. On a fermé le puits mais la douleur est restée vive.
Lorsqu’elle en parle, Satou fait des efforts pour maîtriser sa voix et cacher une émotion trop vive et douloureuse. Lorsqu’on lui demande combien elle a d’enfants, elle répond : « En comptant les disparus ? »
Est-ce à cause de ses seize ans que Satou, la première épouse aime Sitan, la nouvelle mariée, comme sa propre fille et qu’elle l’a si chaleureusement accueillie dans la famille? Satou est de toute façon d’un naturel chaleureux et elle avait déjà accueilli Sanata avec une égale générosité. « Oh ! J’étais tellement heureuse à son arrivée, se souvient-elle. Enfin, quelqu’un allait m’aider dans mon travail…» Les trois femmes s’entendent exceptionnellement bien. « Ce qui n’est pas le cas dans toutes les familles, parfois, les épouses se disputent. » précise Satou.
Son nom d’origine est Djeriba
11:00 On écoute la radio dans la cour, il s’agit d’une émission religieuse. Ce matin, on explique le rituel des ja’naba, les grandes ablutions, obligatoires après une relation sexuelle. Il faut d’abord se laver les mains trois fois, puis les organes génitaux, la tête, et on lavera soigneusement le côté droit de son corps, trois fois, de la tête aux pieds, pour refaire la même opération avec le côté gauche. « Nous vivons selon la loi du Coran », affirme Ladji. Le Coran est en grande partie consacré à expliquer comment vivre sa vie de tous les jours
C’est à l’âge de cinq ans que son cousin, le fils du frère de son père, lui a appris à prier et qu’il a reçu son nom musulman, qui signifie « le pèlerin ». Son nom d’origine, Djeriba, évoquait des pratiques animistes incompatibles avec sa nouvelle condition de croyant.
«Les femmes et les enfants doivent être battus pour leur inculquer le respect »
12:00 Ladji revient d’une réunion à la Compagnie malienne de développement du textile (CMDT). Le Mali est un important producteur de coton. Son industrie textile illumine de couleurs vives les marchés de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Les cent familles du village sont membres de la coopérative gérée par la société paragouvernementale qui dicte prix et quotas.
La réunion d’aujourd’hui concernait les besoins des paysans en fertilisants et en semences, en bêtes de somme et en charrues, mais ce qui est plus important encore, c’est le prix que demandera la Société pour ces services et celui que les fermiers obtiendront pour leurs récoltes.
La vente du coton contribue à la prospérité de la famille Mallé et au large sourire qui illumine sans cesse le visage de Ladji. Toutefois celui-ci ignore quand viendront les années de sécheresse, et si le prix du coton établi par les marchés mondiaux sera en sa faveur.
Ladji est de toutes les assemblées. Il ne manque jamais une réunion au niveau local, où il veille à ce que les décisions soient prises dans le meilleur intérêt de sa famille. C’est lui qui discute avec le chef du village des besoins du clan, et qui décide en fin de compte de ce qui sera planté dans ses champs.
À l’heure la plus chaude de la journée, les femmes se regroupent de façon impromptue autour d’un marchand ambulant, lequel n’offre malheureusement que des vêtements sans grande originalité. Elles aimeraient bien acheter quelque chose, mais le peu d’argent qu’elles ont le leur interdit. Ladji n’encourage pas cette pratique. Il donne à chacune 5000 francs CFA (10 $ US) et trois sacs de millet et de sorgho par récolte, ainsi que trois sacs de riz au moment de la récolte de riz. Elles pourront vendre le grain pour s’offrir ce qu’elles veulent pendant l’année. Ladji ne souhaite pas que ses épouses aient des revenus trop élevés.
C’est dans le même ordre d’idées qu’il a décidé, après en avoir discuté avec les hommes, de ne pas acquérir de moulin à farine. Ils se sont dit qu’il y avait assez de femmes pour moudre le grain à la main. « Si je leur donne plus de temps libre, de revenus et de jolies robes, dit-il, elles risquent de se désintéresser de moi. »
Lorsqu’il s’absente pour aller à Bla, la ville, Satou, Sanata et Sitan ne sont pas autorisées à sortir de la cour sans sa permission. Ladji admet ingénument battre ses épouses. C’est avec candeur qu’il énumère les fautes qui peuvent leur mériter un châtiment : lorsque l’eau chaude ne lui est pas apportée à temps pour ses prières; lorsque son repas n’est pas prêt alors qu’il a faim, lorsqu’elles ne l’accueillent pas chaleureusement alors qu’il le désire.
Le dicton l’affirme : « La femme est comme un enfant », mais le frère de Ladji précise que c’est parce que les femmes n’ont pas de conscience, ajoutant que les enfants doivent aussi être battus pour leur inculquer le respect.
Les filles de la famille Mallé ne seront pas inscrites à l’école
2:00 Le petit Alassane, trois ans, cherche à capter l’attention de Sanata, sa mère qui n’en a que pour le plus petit. Comme d’habitude, il doit se rabattre sur Sitan, la nouvelle arrivée, ou sur Satou ou encore sur l’une de ses sœurs mais il s’y refuse et pleure. Ladji finit par l’appeler en l’invitant à s’asseoir auprès de lui. Alassane obéit timidement et se glisse près de son père, où il s’endort enfin, le cœur apaisé. Satou, de son côté, profite des heures les plus chaudes de la journée pour faire une sieste avec le plus jeune. Mais elle est bientôt réveillée par les hommes qui ont besoin d’eau. Elle se lève, quitte la natte posée à même le sol dans l’ombre de son logis, s’empare d’un seau et marche vers le puits situé à l’extérieur de la cour.
Au retour de Sanata, deux des neuf hommes occupés à prendre le thé se lèvent et après avoir fait leurs ablutions, se diriger vers un coin d’ombre pour faire leurs prières. Quant aux femmes, il est préférable, pour ne pas les distraire, qu’elles s’éloignent du regard des hommes pour prier.
Ce sont les grands événements qui servent de référence
«Il y a trois hommes au village qui ne prient pas », dit Ladji, qui n’est habituellement pas très porté sur les chiffres. Ceux-ci sont trop rattachés à la magie, aux mauvais sorts et aux taxes perçues par l’administration coloniale. Ainsi, il ne sait pas combien d’habitants compte le village, ni que le nombre d’enfants ou de personnes à sa charge. Il n’a pas idée de la quantité de semence nécessaire pour obtenir la récolte qui permettra de les nourrir, ni l’étendue de ses terres.
À l’instar des autres habitants du village, il ne connaît pas l’âge des membres de sa famille. Les papiers officiels ne mentionnent leur âge qu’en précisant : « âge approximatif ». Soulouman Mallé ne possède, pour sa part, aucun papier d’identité. Selon Ladji, il aurait environ 120 ans. Lorsqu’on lui fait remarquer que cela signifie que Soulouman aurait eu 75 ans le jour où Ladji est né, il croit se rappeler qu’il n’était pas si vieux. En tout cas, il doit bien avoir plus de 70 ans, car son jeune frère, le chef du village, avait 20 ans en 1949, lorsqu’il a été enrôlé de force par les Français pour aller combattre en Indochine. Et les deux frères se suivent dans l’ordre des naissances.
Si le décompte de l’âge n’a pas d’importance, ce sont les grands événements qui servent de repères. L’année de la sécheresse où un tel est né, les conflits et les guerres, les cérémonies et les rituels, et depuis peu la première l’année d’école.
« Cela n’a pas été facile de convaincre mon père d’envoyer deux garçons à l’école. »
15:00 Ladji va inscrire Arné et Mamoutou à l’école. Les inscriptions se font tous les deux ans pour les trois classes dirigées par les deux enseignants, et c’est la dernière journée pour le faire. « Si un jour mes deux fils deviennent enseignants ou obtiennent un poste important, je serai fier » dit Ladji, en rajoutant: « Cela n’a pas été facile de convaincre mon père d’envoyer ces deux-là à l’école. » Soulouman Mallé n’était pas d’accord pour que l’on sacrifie ainsi de la main d’œuvre.
Si la plupart des enfants de la maisonnée sont trop jeunes pour aller à l’école, il est déjà trop tard pour les filles, comme Saly, Aramatou et Sofiatou, qui seront bientôt en âge de se marier. À 14 ans, soit l’âge que Sanata avait lors qu’elle-même s’est mariée, Sofiatou avoue ne pas aimer l’idée de devoir quitter sa famille. Aramatou, qui semble avoir hérité de l’éternel sourire de son père, ne cache pas qu’elle aurait bien aimé aller à l’école. Agenouillée devant une grosse pierre plate, elle broie patiemment des noix de karité rôties. Ensuite, filles et femmes transforment la pâte brune en petites boules qui une fois chauffées, serviront d’huile pour la cuisson.
Le martèlement du mil, un fond sonore dans le village
15:30 Mamatou et son frère Arné, qui ont préféré rentrer à la maison au plus fort de la canicule, repartent aux champs pour rassembler les moutons avant la tombée de la nuit. Chemin faisant, ils croisent Amadou et Aglaé, tout sourire, tenant fièrement à bout de bras un wôlô (une perdrix) qu’Amadou a abattu. L’oiseau sauvage permettra de varier un peu la sauce qui accompagne inévitablement le tô.
Un vieil homme d’un village voisin vient rendre visite à Soulouman Mallé pour lui témoigner sa sympathie. On aide le vieux à se lever et à s’asseoir sur une chaise à l’extérieur de son logis. Ses jambes enflées le font souffrir à tel point qu’il préfère, après quelques minutes, retourner s’allonger dans sa case.
Le visiteur repart après en lui laissant la noix de cola traditionnelle.
On entend de la musique en provenance d’un des quatre secteurs du village: il semble qu’on ait fait venir des griots pour divertir et faire danser la population. Dépositaires de la tradition orale qu’ils transmettent par le chan, les griots sont une caste présente dans l’ensemble du Sahel. Ils sont invités aux mariages, aux fêtes, ou simplement pour divertir les villageois, comme aujourd’hui. Ce sont les femmes qui dansent. Portant sur leur dos leur nourrisson soigneusement emmailloté, elles exécutent à l’unisson une danse rythmée en faisant tourner un foulard dans leur main. Le pas de danse est choisi selon l’événement fêté.
En qui pouvons-nous avoir confiance?
Les feux sont allumés. L’eau est mise à chauffer et le gruau du soir sera bientôt prêt. Le jour paraît s’effondrer sous l’effet de sa propre chaleur. Satou et Sanata baignent les plus petits, tandis que les autres dansent au son des chants d’Aramatou.
On traverse la vie avec «les amis de son groupe d’âge»
Guidé par la lune ascendante, Aglaé sort pour aller rejoindre « les amis de son groupe d’âge.» C’est avec eux qu’il a traversé son enfance et sa jeunesse. Ils seront frères tout au long de la vie.
Avec ses amis, il fait partie d’une équipe qui travaille dans un champ qui leur est assigné. Les revenus générés par leur travail sont affectés à des activités communautaires, comme l’embauche de griots pour la danse. Les garçons sont fiers de dire qu’ils ont rapporté suffisamment d’argent pour acheter un téléviseur, un appareil vidéo et une génératrice, pour le plus grand plaisir des cinéphiles de leur quartier.
Ladji et ses amis sont assis en cercle, discutant de politique. Un vent de décentralisation souffle sur la capitale, Bamako, où l’on parle de transférer le pouvoir aux niveaux local et régional. « Ils disent que nous devons avoir un gouvernement communal, mais quel village devrait en être responsable ? » grommellent les hommes. « De quel village devra venir celui qui aura le pouvoir de décision? À qui faire confiance ? » Il semble que rien ne puisse les convaincre d’opter pour une solution plutôt qu’une autre : « Impossible de faire confiance à qui que ce soit : tout homme peut être acheté.» Se méfiant des projets gouvernementaux, ils ajoutent : « Les politiciens font de grandes promesses mais, une fois au pouvoir, ils oublient les villages et gardent tout l’argent pour eux. »
10:00 Les femmes, qui se sont assoupies à l’extérieur, un enfant dans les bras, se lèvent pour regagner leurs chambres, verrouillant la porte derrière elles. La nuit, on ne circule pas dans le village car cette heure appartient aux esprits.